Écrire enseveli

À la recherche d'une forme

29 août 2022

Août 2022

Chaque jour au combat, son agenda en coupe réglée. Le réveil est coup de feu : l’œil encore incrédule règle sa mire, devant ces obstacles et chausse-trape à perte de vue. Le cœur, lui, hésite à rempiler. La maisonnée dort, paisible, suspecte : combien de minutes encore pour embryonner des phrases, avant que ne soit mort-né le temps mort ? Une porte grince, l’escalier craque, et déjà le devoir qui ne demande qu’à vous appeler : d’un coup le tambour amorce sa rotation, brisant net dès l’aube l’échauffement de vos pensées. Même pas eu le temps d’attraper un crayon.

À peine enjambée une haie qu’il faut enjamber la prochaine qui en cache encore une autre — voici l’horizon. Les desservir l’une après l’autre, courant, marchant, rampant si nécessaire. Vous accroupiriez-vous cinq minutes après elles — chacune forme comme un monticule derrière lequel, une fois franchi, vous croyez pouvoir vous cacher — dans l’espoir de souffler, d’admirer le paysage, de dédier à celui-ci pourquoi pas quelque strophe vite fait bien fait, que la brigade aurait tôt fait de vous débusquer, s’agrippant à vos pantalons, vous vomissant dans le col.

Il y a Numéro deux, le pioupiou crécelle qui raffole de la becquée, ferraille avec ses tripes, vit perché dans les bras. Il accapare sa mère, qui se remet tout juste de son irruption. Il y a Numéro un, le moussaillon pipelette, dégourdi quand ça lui chante, peu porté sur la conciliation, débordant de projets pour son père, n’hésitant pas à le quérir s’il le voit fâcheusement oisif. Ce sont deux petits poèmes, qui vous dispensent d’en écrire. Le silence n’est plus d’actualité.

Dans l’antre à provisions, temple dédalique ou pyramide, le caddie est mon esquif, et je navigue à vue. Les briques du labyrinthe sont amovibles : qu’on retire de l’étal son article, le reste tient en place et la nuit le membre prélevé repousse. Tout se ressemble, hélas, cette classification m’est inconnue, et cent fois je rebrousse chemin, me perds en d’interminables détours — mon odyssée. Quel secourable rayon hébergera la levure chimique ? En quoi se distingue-t-elle de la poudre à lever ? La faut-il boulangère ou pâtissière ? Plutôt bio ou élevée en plein air ? Et mon charbon à barbecue, quel est son bilan carbone ? À chaque item, une foule d’alternatives et des abîmes de perplexité. Combien d’erreurs d’étiquettes n’ai-je pas ainsi commises dans ma vie, tout ce remords accumulé, toutes ces piteuses défaites ? Il doit y avoir des petits tas d’ossements dans les recoins, des malheureux qui n’ont pas eu le temps de mettre la main sur toutes les courses de leur liste. Et pour que la mienne aspire à quelque gloire posthume, il faudrait encore y substituer aux courgettes, aubergines et carottes le spleen, l’azur et ma défunte solitude.

Avant que de manger d’abord il faut cuire, hacher, peler, éviscérer, chasser le gibier, mais encore emplir les gamelles, mettre le couvert et briquer la vaisselle : c’est un tableau à double entrée. J’ai la tête au compte à rebours qui ampute la matinée, la cervelle confite dans la littérature de cuisine, et pas des plus gastronomiques ; patates, haricots, saucisses. Carte à l’os, menu de cantine, trop peu d’audace dans mes fourneaux pour l’éditeur qui accommode ses plats à des sauces autrement épaisses.

Rendu là, c’est-à-dire à la torpeur digestive, autant faire la sieste, puiser dans le songe peut-être matière à transcrire. N’était-ce une prétention folle : vous n’y pensez pas ! Pourquoi ne pas aussi, tant qu’on y est, exiger qu’on s’abstienne de vous rebondir sur la panse, excellent exercice au demeurant pour vos abdos ? Le corps de l’administrateur appartient à ses administrés. C’est toujours entravé des leurs qu’il doit désormais mouvoir le sien — se faire assise à pâte molle, fauteuil et coussins. Une fois les mains annexées à cette chimère, il n’y a plus guère que les orteils pour s’en extirper ; hors de question pourtant d’écrire avec les pieds.

À moi toutes les activités, enfin surtout leur organisation, bien gentille. Lâche donc prise à l’accrobranche pour faire la bombe dans la piscine, plouf ! À moins que ces remous ne soient des vagues, auquel cas nous sommes déjà à la plage, et si tu mets la tête sous l’eau, si tu regardes bien, tu apercevras des poissons, des tortues, un alligator et même un éléphant : le zoo est avancé, et l’éléphant répète patiemment ses tours pour nous les démontrer au cirque tout à l’heure. À force d’écumer les loisirs du département, je n’ai d’autre matériau que pour un guide touristique, ou je pourrais à la rigueur inscrire au propre les règles du jeu que nous inventons à la maison quand il pleut, encore que là je n’aie pas grand mérite quand on bafoue d’entrée celles, certes mortellement conventionnelles, que modestement je propose. Non, plutôt que de dépérir en distribuant bêtement la bataille, il s’agirait de se choisir les cartes selon son bon plaisir, se décréter vainqueur dans la seconde qui suit, d’aligner en conséquence nos valises et autres encombrants au milieu du couloir — de toute évidence c’est un bateau —, d’imiter aussi le pizzaïolo avec, en guise de pelle et de pâte, une épuisette et des dessous de plat qu’on pourra ensuite, ça tombe bien le liège est très friable, émietter un peu partout dans la salle-à-manger, avant d’y dérouler une bobine de fil à coudre pour l’emberlificoter si bien d’une chaise à l’autre que la toile ainsi tissée n’autorise plus le moindre déplacement ; est-ce bien le moment de s’aviser de mettre la table, je vous le demande ? Reste à savoir qui voudra au juste démocratiser un pentathlon de cette sorte.

Bientôt la monotonie de l’astreinte, le feu roulant des sollicitations ont raison du moral du ménage dont la soudure à toute épreuve se fissure à l’occasion. D’autant que chacun a sa feuille de route, elle que ventouse l’agneau sangsue, moi que marque à la culotte le biquet loubard ; les attentes divergent, on fourbit ses reproches jusqu’à ce que, à la chiquenaude de trop, l’outre éclate. Et d’abord, avec qui d’autre s’engueuler entre adultes raisonnables ? Qu’on se rassure : on est trop fatigué pour la rancœur.

Pour diluer un peu la servitude, hébergeons donc un couple quelques jours, affublé des mêmes calibres (nourrisson et garçonnet), le père détaché comme moi à la logistique, la mère à la pouponnière : nous nous voyons bien décoiffés et pâles dans le miroir qu’ils nous tendent. Multipliés par deux, les poids se répartissent pourtant mieux sur le trébuchet. Nos roues dentées s’emboîtent. Ce qu’on cède à la société et à sa causette obligatoire, on le récupère en liberté de mouvement. Figurez-vous que mon fils ingrat, sitôt apparu un enfant de son âge, jette ses parents aux oubliettes. Une fois digérée la désertion, on inspire à pleins poumons les quelques minutes de liberté ainsi échues (ça brûle un peu), on frotte ses poignets endoloris où persiste le souvenir métallique des chaînes.

Mais ces quelques minutes de répit qui tombent à l’improviste entre deux corvées, dont le terme aussi m’est notifié sans préavis — le bâton du relais m’est toujours rendu plus tôt que j’espérais, on dirait un boomerang — comment les mettre à profit pour l’écriture, qui requiert non seulement l’introversion au long cours, mais encore l’abri d’un espace intime qu’une maison de vacances, ouverte à tous les vents et fourmillant d’activité, ne saurait offrir ? Et en effet ne comptez pas sur moi pour m’installer ostensiblement au pupitre du salon, dos à la pièce et donc au monde qui me tourne autour et jette un œil par-dessus mon épaule, pas plus qu’au jardin avec mon laptop sur les genoux, à sans cesse en ouvrir et rabattre le clapet (quand retentit la sirène : « Papaaaaa ! »), ou pire avec mon cahier, chacun étant ainsi informé par mon manège que le poète incontinent est parti faire jaillir son ode. C’est bien depuis un transat au fond du jardin que j’écrirai, à dix mètres de ma civilisation, mais incognito sur mon smartphone, à la volée-dérobée, au risque même que, me voyant ainsi absorbé, l’on me croie cramponné aux réseaux sociaux ; décidément quel grossier personnage ! L’outil malcommode — fenêtre et clavier riquiquis — dicte la méthode, ainsi m’escrimé-je à triturer de courts paragraphes, défrichant syntagme par syntagme, en calculant obsessionnellement chaque mot, jusqu’à la nausée presque. Contre mauvaise fortune bon cœur, l’écrivain lu par personne mais que rien n’empêchera d’écrire concilie comme il peut : dévotion littéraire et pur amour des siens.

Écrire

Last modified: 29 août 2022