Démolir Binet : la Conquista inversée
Quand on s’intéresse à l’histoire de la Conquista, et à la manière dont quelques poignées d’hommes ont fait tomber des empires peuplés d’habitants par millions, on ne peut s’empêcher de se demander : que se serait-il passé si Cortés n’avait pas défait Moctezuma, si Pizarro n’avait pas défait Atahualpa, comme ils y sont parvenus tous deux avec des tactiques sensiblement similaires, si l’on fait abstraction des contextes et phases d’approche en revanche bien différents, Pizarro s’étant longuement enlisé dans les mangroves de la côté pacifique de l’actuel Équateur, errant des années sans perspective concrète avant d’enfin trouver une ouverture prometteuse, en l’occurrence en direction de la ville andine de Cajamarca, tandis que Cortés a tracé sa route, semée d’embûches certes, à travers le Mexique avec d’emblée la certitude qu’il y avait là quelque part derrière quelque chose à prendre, même s’il ne savait pas encore quoi avant d’arriver à Mexico-Tenochtitlan. Tactiques similaires coïncidant, en gros, par une inconscience salutaire des forces réelles en présence, par un habile double jeu attisant les dissidences locales, et surtout par la spectaculaire prise en otage du souverain suprême qui a sonné le glas de chacun des deux empires. On ne peut s’empêcher d’imaginer que les choses auraient pu tourner différemment, parce que dans les deux cas il y eut au moins une occasion pour les autochtones de profiter du rapport de force démesurément à leur avantage (la rigueur historique voudrait ici que j’introduise des nuances capitales, à savoir les chevaux, les arquebuses et l’ignorance dans laquelle se trouvaient les indigènes quant à l’origine de ces guerriers barbus, le tout conférant à ceux-ci une aura surnaturelle) : ces pourparlers préalables, d’apparence pacifique, durant lesquels les espagnols s’exposaient dangereusement du fait de leur vertigineuse infériorité numérique, quand il aurait suffi aux Mexicas comme aux Incas d’enfreindre le protocole diplomatique qui s’était tacitement mis en place entre deux partis ne partageant pourtant aucun référentiel commun, et donc de massacrer purement et simplement ces poignées d’hommes venus d’on ne sait où faire on ne sait quoi quand ceux-ci s’y attendaient le moins, ou du moins quand ils étaient le plus vulnérables (car en réalité, c’était sans doute bien ce qu’ils redoutaient, qu’on les assaillît à ce moment-là). Mais peut-être qu’au fond cela n’aurait rien changé, car la Conquista fut pavée de fiascos différant la conquête (il fallut par exemple deux expéditions bredouilles, parties vers le Yucatán — soit l’aire géographique des Mayas — depuis Cuba et violemment mises en échec dès la côte par des indiens agressifs, avant que Cortés ne s’en mêlât avec le succès qu’on sait), à la suite desquels une brèche était néanmoins ouverte, et les espagnols de revenir à la charge, jusqu’à ce qu’ils emportassent la mise. Peut-être donc que la bifurcation, dans un autre monde possible, de ces destins individuels n’aurait rien changé de décisif à la face du monde, si ce n’est les dates et batailles et patronymes enregistrés par l’Histoire, peut-être que les grandes civilisations précolombiennes étaient vouées quoi qu’il arrive, du fait justement de ces chevaux, de ces arquebuses, de ces barbes où coulaient des filets de bave véhiculant les irrépressibles épidémies à venir, à la chute face à l’envahisseur européen. Mais ne pouvant tout de même m’empêcher de me demander ce que serait le monde si la face en avait été changée, me demandant en outre si une uchronie de la sorte avait ou n’avait pas été écrite, me demandant enfin et surtout si elle pourrait être féconde, je me suis souvenu qu’elle l’avait été, écrite, au moins par un auteur contre qui, bien que ne l’ayant jamais lu, j’avais de fortes préventions, du fait de son appartenance à la caste honnie des têtes de gondole littéraires.
Continue ReadingSurf way of life
Écrivant, pendant que j’étais au Maroc, mon image du Maroc avant le Maroc, je pensais qu’il me faudrait dire aussi quelques mots du Maroc pendant le Maroc (étant bien certain déjà en revanche de n’avoir rien à dire a posteriori d’un quelconque Maroc après le Maroc, et de fait la page du séjour refermée depuis sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une postface m’a donné raison), mais n’ayant pu le faire pendant le Maroc, il me faut écrire à propos du Maroc pendant le Maroc après le Maroc (ce qui n’a rien à voir avec le fait d’écrire après le Maroc sur le Maroc après le Maroc, ce qui doit apparaître clairement si l’on a bien suivi).
Continue ReadingLe Maroc avant le Maroc
Ma première image du Maroc, c’est-à-dire plutôt la première image de mon séjour au Maroc, n’est pas une image du Maroc proprement dit mais une image d’avant le Maroc, l’image de ma voisine d’avion, une mère apparemment célibataire emmenant sa fille adolescente en vacances à Agadir (ville atroce, du moins pour ce que j’en verrai plus tard par la vitre de mon taxi-tacot me menant à vitesse très modérée, surtout dans les montées, vers le village côtier de Taghazout, ma destination), feuilletant distraitement sur sa tablette électronique toutes sortes de journaux et magazines, Paris Match, le Parisien et d’autres, non pas au sein d’un navigateur mais s’affichant à l’écran sous leur format de journaux et magazines, comme si elle disposait d’une sorte d’abonnement universel en ligne à toutes sortes de journaux et magazines — ce que voyant je me demande comment on peut encore lire, fût-ce distraitement, des magazines — ; ou, avant le décollage, textotant fébrilement sur son mobile — ce que voyant j’aperçois cette phrase qu’elle adresse à son interlocuteur : « Nathalie s’est fait refaire le nez » — ; ou commentant plus tard avec sa fille l’offre cosmétique duty free à bord, certains produits semblant les intéresser toutes deux au plus haut point — et ces produits qui les intéressent, sont-ce les parfums Shakira et Banderas qu’annonce fièrement un steward au haut-parleur, à n’en pas douter des pièces de choix ? — ; ou, plus tard encore, à la fin du vol en fait, durant la descente, tançant vertement sa fille pour quelque phrase insolente que celle-ci aurait prononcée, du moins c’est ce que je déduis de ce que j’entends de l’altercation mère-fille, n’ayant pas ouï ce qui a mis le feu aux poudres en premier lieu, la mère allant déjà jusqu’à menacer sa fille, avant même d’avoir atterri, de la renvoyer manu militari (ce sont mes mots) à Paris. Décidément, les vacances commencent bien pour elles, me dis-je, plaignant surtout la fille, moi qui n’ai pu m’empêcher de penser à propos de la mère, me fondant non seulement sur ce qu’elle m’a laissé entendre et voir, mais aussi plus généralement sur ce que dégage son style, et là pardonnez-moi ma grossièreté et mon peu de charité, moi qui n’ai pu m’empêcher de penser : « à tous les coups encore une connasse de la com’, ou de la pub’, ou de la mode ».
Continue ReadingLe paradis ne tenait qu’à l’absence de leur Dieu
Dans son impressionnant Christophe Colomb Héraut de l’apocalypse, Denis Crouzet tente, mais en historien rigoureux, de nous faire appréhender la découverte de l’Amérique depuis la perspective intime de l’Amiral de la Mer Océane, qui n’était selon lui ni un pionnier héroïque, ni un Hitler en herbe, ni un opportuniste mythomane, ni quelque homme théorique opérant une jonction imaginaire entre Anciens et Modernes, mais un illuminé de Dieu, accomplisseur messianique des prophéties d’Isaïe, se croyant vecteur malgré lui de la parole divine, l’élu devant conduire l’humanité entière à son salut, c’est-à-dire à la fois le ralliement des Indes, la conversion des Gentils, la reconquête de Jérusalem (ainsi que tout l’or nécessaire au financement d’une telle croisade), la fin (et donc le début) des Temps depuis le jardin d’Eden, soit le fourre-tout idiosyncratique d’un mystique autodidacte, interprétant toutes les vicissitudes de sa mission comme autant de signes à même de renforcer sa détermination, aussi contradictoires ou terribles fussent-ils (ainsi l’homme s’accommode-t-il, via les contorsions et clivages de sa voix intérieure, de ses erreurs et de ses échecs), ajustant sans cesse à leur aune le discours de ses relations de voyage. Nous sommes renvoyés à ces temps inconcevables pour nous où la géographie, lacunaire, était encore labile, où l’existence d’îles fantômes surgies d’anciennes rumeurs était attestée par les atlas et les portulans (Île de Saint-Brendan), où des cités mythiques, couvertes d’or, qu’habitaient cyclopes et hommes cynocéphales, somnolaient encore dans les ténèbres dans l’attente de l’Évangile.
Continue ReadingOmni-maléficience du Capital
Renouer avec une éthique (une esthétique donc, voire une hygiène) du pamphlet. Reprenons. Je ne suis pas devenu réformiste, mais plutôt schizophrène (métaphoriquement, s’entend). D’un côté il y a la littérature. Chez l’écrivain sans débouché (mais aussi chez celui avec, bien souvent), c’est gauchisme obligatoire (j’en viens moi-même, et même et surtout j’en reviens). Même celui qui prend ses distances avec le gauchisme ne le fait qu’à demi-mot, entre des pincettes toutes délicates, son bréviaire bourdieusant calé au creux de l’aisselle. Il est de bon ton d’abord d’exiger que toute dimension de l’existence soit couverte par son service public ad hoc, d’en vouloir mettre toujours plus et partout, de bien colmater toute brèche à l’aide de cette increvable panacée, revendiquant pour les créatures souffreteuses que nous sommes une indispensable prise en charge, depuis les langes jusqu’au cercueil, par toutes sortes de guichets caritatifs, dévoués à toutes nos jérémiades et qui, comme sur les tapis roulants d’une chaîne de montage, nous assemblent triturent et malaxent, nous emmaillotent fermement dans leur coton paralytique, postent deux ou trois fonctionnaires derrière chaque citoyen pour lui gratter le dos et s’assurer qu’il procède à ses ablutions dans les règles (ablutions qu’il conviendra de déclarer préalablement en préfecture non sans s’être acquitté au passage des diverses dimes et gabelles afférentes). Il faut aussi religieusement s’indigner qu’explosent (BOUM !) les inégalités — par rapport au Moyen-Âge, à l’Antiquité, la Mésopotamie ? Ne poussons tout de même pas trop loin le bouchon de la comparaison, sauf si bien sûr l’on souhaite plutôt se réjouir que diminue la criminalité ! —, qu’importent les mille réfutations possibles du filet d’eau tiède qui continûment s’écoule du lucratif robinet pikettien puisque seul le credo fait foi ; et si par malheur des chiffres bien tournés nous forcent d’admettre que peut-être la situation a pu s’améliorer sous tel angle quelque part, il suffira de déplorer qu’elle empire sous tel autre ailleurs, l’effet papillon inhérent à l’omni-maléficience du Capital stipulant bien qu’à la minute où j’achète une paire de baskets à mon fils chez Décathlon s’enclenche une imparable chaîne de conséquences et de causes en cascade menant à une famine en Haïti, une sécheresse au Soudan et une guerre civile au Congo. On aura toujours soin d’accabler, sans pouvoir précisément la définir, la nébuleuse du néolibéralisme : est-il pourtant interdit de penser que ce que l’on range sous ce vocable devenu un tantinet ringard, si toutefois l’on entend par là les concessions de prérogatives dévolues par l’État au secteur privé, est au mieux une sorte d’extension new age du domaine du socialisme ? Il faut sanctifier enfin la figure de l’immigré clandestin, jusqu’en ses déclinaisons les moins amènes, et gare aux élans compassionnels mal placés : insinuer que le meurtre d’une jeune fille eût pu être évité par simple application du droit vous vaudra d’être renvoyé manu militari vers la case « fasciste », cet attribut désormais si généreusement bradé qu’on devrait peut-être même dédier, justement, un service public à sa distribution.
Continue ReadingÀ quelle heure la marquise sortit-elle ?
Assouplissement (de l’esprit ?) à la négation puis, comme de juste, à la négation de la négation, ce serait ce qui apparenterait, mutatis mutandis, le surréalisme, pour tout ce qui touche à la sphère de la pensée ou du langage, au matérialisme historique, cantonné lui à la sphère socio-économique, selon une appréhension toute hégélienne du marxisme, si l’on en croit le Second manifeste du surréalisme, qui prend un tour drastiquement politique par rapport au premier, s’abreuvant quant à lui quasi-exclusivement aux sources freudiennes d’où jaillit l’inconscient (et partant, le rêve, l’imaginaire, le merveilleux, soit le terrain de jeu par excellence du surréalisme). On comprend qu’avec la pensée, on se situe tout de même un cran au-dessus de l’économique, même si Breton plaide avec fausse modestie la non-concurrence, l’étanchéité entre les deux sphères : entre les lignes, on le soupçonne plutôt de s’arroger un supplément de noblesse, le surplomb de l’abstrait (ne serait-ce d’ailleurs pas une sorte de contresens pour Marx, selon qui les conditions matérielles déterminent les idées ?).
Continue ReadingOuverture pour cent cinquante chapeaux-chinois
En quête d’une nouvelle voie d’appréhension critique du genre de régime, ou de système, sous la férule duquel nous vivons — du monde en somme — sans céder à l’antienne obligatoire qu’ânonne tout littéraire qui se respecte, ce déshérité revanchard : l’ogre capitalisme, cristal de tous les maux, principe névralgique d’où sont irriguées toutes les ramifications du vice. Commode cause dernière, mais comment s’extirper du mot qui seul suffit à décliner l’infini des préjudices, si nul n’échappe à sa logique, hormis le zadiste, l’autosuffisant, le Thoreau dans ses bois ? Toute marge annexée aussitôt qu’elle émerge, absorbée, digérée, fructifiée par les marchands, ainsi qu’ont dit Deleuze et Guattari, à moins que ce ne fût Baudrillard, à moins que ce ne fût Debord, à moins que ce ne fût l’École de Francfort, à moins que maints autres, ne serait-ce que Marx, bien sûr, déjà ? Qui nous fera voir ce problème sous un angle neuf ? (Ceci est une manière de préambule à d’autres réflexions : j’y reviendrai plus tard)
Continue ReadingCercueil supraconducteur
Le besoin de savoir l’emportant sur ma hantise des médecins et des examens, alerté aussi par un nouveau symptôme en la personne d’un fourmillement intempestif au niveau du pouce et de l’index droits, je m’en fus consulter à mon retour de vacances avec, à la clé, la confirmation d’une suspicion de névralgie cervicobrachiale et la prescription subséquente de séances de kiné — le thérapeute très bonhomme chez qui j’allai mit vite en cause ma posture au travail, en quoi il n’avait pas complètement tort : fini donc non seulement de travailler avachi dans le fond de mon fauteuil au bureau, mais fini aussi d’écrire avachi, mon ordi sur les genoux, dans le fond de mon canapé à la maison le soir, la pratique de la littérature, même occulte, s’avérant en l’occurrence non exempte de tout danger physique ; en bon élève j’acquis illico clavier et souris sans fil plus un support pour surélever mon laptop jusqu’à la hauteur de mes yeux, le tout formant ainsi une station informatique à l’ergonomie optimale dont je dois avouer n’être pas peu fier — ainsi que, par acquit de conscience, d’une IRM pour dépister une éventuelle hernie discale (cette dernière pouvant, comme je l’avais lu, causer la névralgie, ainsi que je l’indiquai à la jeune interne qui remplaçait ce jour-là mon médecin traitant, lui rapportant mes anxieuses recherches en ligne ; bien sûr je ne lui apprenais rien, même si elle me trouva sans doute un brin catastrophiste).
Continue ReadingUne foule reste une foule
Arrivée à La Baule durant un week-end de grande affluence. Entrée du pont de Saint-Nazaire bouchée, d’autant plus embouteillée pour nous que j’ai suivi les prescriptions de Waze qui m’a dérouté vers un de ces itinéraires alternatifs foireux dont il a le secret, où tous les petits malins comme moi sont allés s’empaler comme un seul homme, persuadés de se soustraire habilement aux bouchons (n’ai-je pas adressé en pensée quelque chose comme « So long, losers ! » à tous les véhicules à l’arrêt tandis que je m’échappais in extremis via une bretelle ex machina ?), s’embourbant finalement dix fois plus que s’ils avaient sagement pris leur mal en patience via l’itinéraire standard, congestionnant subitement toutes les rues auparavant tranquilles d’un quartier résidentiel sans histoires, où se mêlent dès lors aux fumées des barbecues familiaux les fumées des pots d’échappement. Comme quoi certains types de casse-tête excèdent encore les capacités de l’intelligence artificielle (dont je ne doute pas que Waze y ait recours d’une manière ou d’une autre) : comment faire en effet pour que le calculateur, piètre prophète en l’occurrence, n’accuse pas toujours un temps de retard sur l’insondable libre arbitre des automobilistes, agrégés en flux dynamiques dont l’écoulement semble impossible à anticiper ? Ou peut-être est-ce tout simplement qu’une foule, par où qu’on la fasse passer, reste une foule ?
Continue ReadingLe gros orteil du pied droit
Même mort, il pince encore ce crabe dont j’attaquai si maladroitement la carapace au casse-noix que je m’en fichai un éclat dans le pouce.
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