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Le gène du jeu
Je me demande si les évolutionnistes, qui pour les plus acharnés d’entre eux s’adonnent à la fâcheuse tendance de tout expliquer par l’évolution, jusqu’au pli de votre pantalon — mais c’est un monisme comme un autre après tout, pas plus idiot que celui des sociologues qui expliquent tout quant à eux par le social, et dont d’ailleurs les évolutionnistes sont un peu les bêtes noires, œil pour œil, dent pour dent, capital génétique pour capital social — je me demande s’ils ont aussi réponse à la question du jeu chez les enfants (chez les primates ? chez les mammifères en général ? je n’ai pas l’impression par exemple que les jeunes poissons jouent ni les amibes ou les bactéries, quid des oiseaux ?). Je veux dire : la disposition innée des enfants au jeu, le fait que dès l’âge le plus tendre ils ne pensent qu’à jouer sans même savoir qu’ils jouent — et c’est là peut-être le trait le plus poétique de l’espèce, peut-être même la source de tout poème, hélas ça se gâte très vite ensuite, et le jeu devient plus tard pour l’adulte une opportunité commerciale, une gamme infinie d’articles à écouler par centaines de milliers pour Noël qu’on aura inventé par la même occasion — cette disposition doit bien constituer, par quelque voie aussi détournée fût-elle, un avantage sélectif favorisant un jour ou l’autre, une fois terminée l’enfance, la reproduction ; sinon, dirait l’évolutionniste, on ne jouerait pas. Ou peu d’enfants joueraient, le jeu ne disparaîtrait pas forcément pour autant, mais ne se serait pas imposé non plus comme un penchant aussi universel (imaginons des enfants naissant très sérieux, n’empilant pas des cubes, mais… faisant quoi à la place ? Entre leurs mains tout est tant jeu, imbriquer, tordre, mordre, casser, rouler, lancer, arranger — même ranger ! — qu’un opposé est difficile à concevoir ; ou est-ce notre définition même du concept qui est justement destinée à circonvenir la foule hétéroclite des comportements associés ?). C’est bien sûr une question toute rhétorique que je me pose là, sans quoi je serais allé chercher la réponse, puisqu’on a toutes les réponses de nos jours. J’ai cru voir après une rapide recherche, mais sans aller plus loin, que les cognitivistes — encore de fameux monistes, à tous les coups — interprétaient le jeu comme un exercice d’imitation des adultes, auquel recourraient les enfants avec les moyens du bord pour développer progressivement, par mimétisme, les mêmes facultés qu’eux. Suivant cette idée, les gènes du jeu, quels qu’ils soient, toujours soucieux comme on sait de se perpétuer, favoriseraient l’apprentissage de la vie, c’est-à-dire de la survie, et conséquemment l’atteinte en bonne santé de l’âge fertile. Mais cela n’expliquerait pas pour autant la forme, éminemment poétique disais-je, d’inconditionnelle gratuité, d’entier dévouement à la joie, que le jeu revêt, à moins que le plaisir ainsi procuré, constituant un attrait puissant, soit dès le départ une stratégie du gène pour inciter l’enfant à jouer, et donc à apprendre à survivre. Toujours est-il qu’après la puberté, une fois remplie la mission du jeu, on ne joue plus, ou si peu, ou si mal. Ou serait-ce que les adultes continuent à jouer, sans le savoir eux non plus, mais avec ce consternant sérieux qui les caractérise ? Ça donnerait alors la piteuse comédie du monde social. Serait-ce que, n’étant plus une question de vie ou de mort pour le gène, le jeu devient triste ?
Continue ReadingLa pyramide des âges est une pyramide de Ponzi
Ça saute aux yeux : nos sociétés sont trop grosses, trop denses, trop inégales, trop fourre-tout, trop frénétiques, asphyxiées, robotisées, et ainsi de suite. Et dire qu’avec ça, nous sommes encore obsédés de croître. L’humanité comme cavalerie ; la pyramide des âges est une pyramide de Ponzi. Rien qu’à penser, à l’échelle d’un jour, d’une heure ou même d’une minute, aux téragrammes (1012) de déchets indégradables amassés, aux téraoctets de bits courant le long des câbles, aux millions de biens manufacturés sortant des chaînes, au volume total de besoins individuels à satisfaire, aux humeurs s’écoulant des corps en conséquence, c’est le vertige ; à côté, les étoiles en fusion par milliards de milliards dans le cosmos, c’est de la gnognotte. Le monde est un foutoir qui nous a échappé depuis longtemps, une spirale infernale, après chacun de nous le déluge ; qui s’y retrouve encore, dans cette hyperréalité bardée de prothèses et d’artifices ? Pour un peu, on se prendrait parfois à rêver de pouvoir ranger le monde, mettre un peu d’ordre à notre bordel, passer un coup de balai dans les coins. Nous avons poussé l’atomisme trop loin, et chaque atome, soumis à la pression trop forte de tous les événements du monde, de tous les sensationnalismes, de tous les savoirs concurrents, est au bord de la fission. Il n’y aurait pas besoin de tirer beaucoup plus sur la corde pour qu’irrémédiablement ça craque ; les crétins et les tarés, les porcs et les salauds courent déjà les rues. Les misérables aussi. Statistiquement, à son petit niveau particulaire, l’individu peut toujours miser sur la chance pour s’en tirer à bon compte, en rasant les murs, en surveillant ses arrières, mais jusqu’à quand ? Est-elle si faible, la probabilité, pour tout un chacun, de se retrouver demain aux prises avec l’arbitraire de la démence, celle d’autrui ou la sienne propre ? Nous ne sommes plus que ça, d’ailleurs : des probabilités.
Continue ReadingAddictions
Addictions : pour arrêter le whisky j’allume une clope ; pour arrêter de fumer je me gave de sucreries ; pour arrêter le sucre je me noie dans le café ; pour arrêter la caféine je mange gras ; et ainsi de suite, en passant par la drogue, le jeu et les putes, jusqu’à revenir à mon point de départ, ouvrir une bouteille de whisky et repartir pour un tour.
Continue ReadingÀ trop large échelle
Hasard de la sérendipité, juste avant La Pensée écologique, j’avais lu Une question de taille d’Olivier Rey, en tous points l’opposé du précédent, aussi sobre que l’autre est snob, aussi explicite que l’autre est elliptique, et si le livre de Morton, quoique prétendant mortifier les « bien-pensants », se réclame mine de rien du progressisme, c’est-à-dire du bon camp, on pourrait sans trop de risque qualifier de conservateur le livre d’Olivier Rey, au point qu’un historien de gauche en vue sur Twitter, tout en affirmant que ce livre l’avait profondément marqué, reconnaissait dans le même mouvement avoir depuis renié son auteur, et se garder de le citer, du fait de ses prises de position supposément réactionnaires, Olivier Rey s’étant notamment selon lui rendu coupable du crime de transphobie, étant entendu que toute objection, même prudente, aux déroutantes exigences trans vous vaut désormais séance tenante l’anathème automatique (oserais-je rapporter ici ce propos que m’avait tenu une ancienne collaboratrice, et qui me revient maintenant que j’y pense, jeune femme moderne — au sens de la jeune fille moderne gombrowiczienne — au style punk et gothique, féministe radicale participant à l’époque aux collages nocturnes dans Paris, insider autorisée peu suspecte donc de sympathies mal placées ; un propos de comptoir bien sûr hyperbolique, second degré, selon lequel, au sein des groupuscules politiques qu’elle fréquentait, les trans c’était des nazis, la jeune femme moderne voulant signifier par-là la toute particulière implacabilité de leur sectarisme idéologique. Bref…). Voilà donc quelqu’un, pour revenir à l’historien mentionné plus haut, qui, bien qu’adhérant sur le fond à une pensée fustigeant notre perte du sens de la mesure et de la juste proportion — car c’est là la problématique qu’explore sous maintes coutures Olivier Rey, en s’appuyant par exemple sur les critiques de l’école et de la médecine portées par Ivan Illich, en tant qu’institutions totalitaires s’octroyant abusivement une mainmise croissante sur tous les aspects, y compris les plus privés, de l’éducation et de la santé, ou encore en étendant à nos sociétés obèses et asservies par l’hybris technophile l’idée commune inaugurée par Galilée, selon qui « le monde ne saurait être invariant par changement d’échelle » : nous ne pouvons augmenter, densifier, accélérer, façonner et transformer indéfiniment notre milieu naturel et social sans perdre la juste taille d’échelle à laquelle ce milieu, dont nous sommes tributaires, reste viable pour nous — voilà donc quelqu’un, disais-je, qui refuse pourtant, par pur conformisme et soumission au catéchisme de l’époque, d’en tirer toutes les conséquences, notamment quant aux excès de l’activisme — vouloir à tout prix des hommes enceints, n’est-ce pourtant pas l’hybris par excellence ? Re-bref : il me semble que ce n’était pas ça qu’initialement j’étais venu vous raconter ; mais qu’est-ce que j’étais venu vous raconter, au juste ?
Continue ReadingLes amibes et les cyborgs
Par la suite, glanant des interviews de Krasznahorkai, j’appris qu’il se disait très marqué par un livre de Timothy Morton (« Philosophe prophète de l’Anthropocène » selon The Guardian, et cité parmi les 50 penseurs les plus influents de 2020 par Prospect et Forbes, me dit Google Books) : La Pensée écologique. Confiant à tort en l’adage selon lequel les amis de mes amis sont mes amis, je l’empruntai donc à la médiathèque ; hélas, j’en fus pour mes frais, peu convaincu par cette philosophie typiquement post-moderne qui fourmille de références superficielles, faisant plus office d’alibis que de matière à dialectique, et masque mal, derrière des brumes sophistiquées, sa faible assise conceptuelle. Bien d’ailleurs qu’un nombre considérable de phrases, lassant à force, annonce répétitivement la délimitation du prédicat : « La pensée écologique, c’est… » (dans la traduction de Cécile Wajsbrot), on peine à saisir en quoi ladite pensée consiste exactement. Bien sûr, on voit bien que le philosophe prophète s’efforce d’abattre la frontière, rien d’autre qu’artificielle selon lui, entre nature et culture (et je vois bien aussi en quoi cela parle à Krasznahorkai, à qui je ne saurais tenir rigueur de cette affinité intellectuelle, tant son œuvre n’en continue pas moins de m’émerveiller), pourquoi pas, encore qu’une telle proposition mériterait d’être plus scrupuleusement explicitée, et peut difficilement se vanter, après Latour et Descola (nulle part cités, si mes souvenirs sont bons), d’être très novatrice. Alors oui, d’accord, la ville toute bitumée, bâtie à partir de matériaux extirpés de la terre par les animaux à gros cerveau que l’évolution a faits de nous, peut être considérée comme nature prolongée, quand bien même on n’y trouverait plus le moindre arbuste ni oiseau — et d’ailleurs, en réalité, on les y trouve encore, qui en outre s’y adaptent, n’est-ce donc pas la preuve du grand Tout inextricable ? On voit bien aussi qu’il cherche à miner la conception naïve selon laquelle il y aurait la gentille nature à préserver d’un côté, et la vilaine technique à réfréner de l’autre, car oui, d’accord, la nature est impitoyable par quelque bout qu’on la prenne, les tremblements de terre, les raz de marée, les éruptions volcaniques et les grizzlis c’est sans pitié (tout en fustigeant d’ailleurs cette forme de bien-pensance écologique qui fait preuve d’une indulgence immodérée envers une nature fantasmée, il ne s’interdit pourtant pas de glisser quelques discrets appels du pied en direction du camp progressiste, le seul auquel il conviendrait apparemment d’appartenir : voilà qui est bien consensuel pour qui croit écrire un décapant brûlot). On voit bien enfin qu’il prétend à une sorte de panthéisme transhumaniste où vivraient en parfaite symbiose les amibes et les cyborgs (ceux de de Donna Haraway), mettant toutes les espèces possibles dans le même sac et sur un pied d’égalité (en quoi il est pourtant contredit à mon avis par l’un des auteurs auquel il revient le plus souvent, Richard Dawkins qui, dans Le Gène égoïste, présente par analogie la culture humaine comme un processus évolutif émancipé de l’évolution génique, quoique émergeant de celle-ci) ; à cette fin il introduit la notion de « maillage » qui me paraît fort ressembler aux rhizomes de Deleuze et Guattari (pourtant le mot lui-même n’apparaît pas, bien que Deleuze soit incidemment cité une fois ou deux), et lui sert à réaffirmer que tout est dans tout, la Terre et ses soi-disant occupants et jusqu’à leurs terrifiantes technologies ne constituant en somme qu’un seul et même vibrant organisme, régi par des effets papillon en cascade. En conséquence, ou en prémisse je ne saurais dire, de quoi l’individu n’existe pas — nous voilà bien attrapés —, si ce n’est comme illusion à surmonter (on bâille un peu, on s’accroche, mais on ne saura jamais, nous pauvres mortels, comment la dépasser), assène-t-il un tantinet péremptoirement, s’autorisant cette fois des travaux du philosophe Derek Parfit, vers un article duquel il renvoie, dont je n’ai lu en ligne que la moitié car il est long comme un livre, mais qui m’a beaucoup amusé, puisqu’il s’agit d’une tortueuse tentative de démontrer, dans la plus tatillonne et scolastique tradition de la philosophie analytique, expériences de pensée aberrantes à l’appui (du type : s’il ne me reste qu’un hémisphère du cerveau, et qu’il est transplanté dans le crâne vide d’un autre organisme, cet autre organisme devient-il moi ?), que nous pourrions hypothétiquement nous affranchir du schème de personne, cette vieille idée selon laquelle, pour le dire vite, notre identité est déterminée, et qui a pour conséquence fâcheuse d’impliquer l’existence substantielle de quelque chose comme un ego, une âme ou une conscience…
Continue ReadingBéla ou László
Parmi les textes que je n’écrirai jamais, ou que j’écrirai peut-être un jour, il y a cette étude croisée des romans de László Krasznahorkai et des films qu’ils ont inspirés à son comparse Béla Tarr, étude dont les grandes lignes m’ont traversé l’esprit tandis que je visionnais la première partie de Sátántangó, adaptation fleuve par le second de l’œuvre du premier (à laquelle celui-ci a collaboré, en en écrivant le scénario, de même qu’il l’a fait pour Les Harmonies Werckmeister, tirées de sa Mélancolie de la résistance, ou Le Cheval de Turin, qui cette fois ne procédait d’aucun livre). Les idées que je formais alors me semblaient prometteuses, mieux encore, fulgurantes, mais tout écrivain honnête sait la difficulté de franchir la distance qu’il y a de la pensée (euphorique) à la page (laborieuse), et nombre de ces idées, faute d’avoir été mises encore fumantes à exécution, se sont évanouies depuis, ensevelies par l’incessant ronron du flux de conscience que happent mille autres préoccupations. Celle qui me reste, et que peut-être je restituerai trop pauvrement, la livrant sans pouvoir me replonger patiemment dans les textes et les films, est relative au fossé formel qui, à première vue, sépare les manières des deux hommes (et, partant, des deux arts) : autant est profuse l’écriture romanesque de Krasznahorkai, bien que généralement charpentée par une mince trame narrative et de vaporeux événements, autant elle s’écoule comme le torrent (comme peut être torrentiel, j’y reviens, le flux de conscience) dont monte petit à petit la crue jusqu’à son inéluctable débordement ; autant la mise en scène de Tarr est sèche, stationnaire (quoique n’interdisant pas le mouvement, tant qu’il ne fait que se répéter, infini prisonnier d’une boucle), où s’étire jusqu’à craquer la contemplation dans la durée. Ce sont deux rythmes sans rapport, sans commune mesure — on ne pourrait plaquer l’un sur l’autre — et pourtant ce mystère, le miracle qui opère : nul ne mettrait mieux que Tarr les mots de Krasznahorkai en images, alors même que, lisant ce dernier, on ne se représenterait jamais ce qu’y trouve à figurer le premier. Les styles radicalement divergent, mais l’effet produit, chacun y appropriant les ressources propres à son vecteur, converge : hypnotique et lancinant.
Continue ReadingN’est-ce pas de la dernière mesquinerie ?
N’est-ce pas de la dernière mesquinerie, pensai-je, de la part de tant d’écrivains pondant-roman-tous-les-deux-ans sans faillir, avec large pignon sur rue, qu’ils ne se donnent jamais à lire en ligne, hors du cadre balisé dudit roman, vouant ainsi leur œuvre aux jalousies exclusives du protocole commercial qui seul serait digne, semble-t-il donc, de leurs inspirations sublimes ? C’est-à-dire : peut-on encore, à notre époque, être écrivain et n’avoir aucune expérimentation gratuite à faire valoir, aucune envie ni aucun besoin de jouer la diffusion directe et désintéressée, officieuse et confidentielle, via le médium par excellence de la mise à disposition instantanée ?
Continue ReadingLa poursuite de l’objectif
Je fais souvent ce type de rêve, sans doute classique et confinant parfois au cauchemar, dont je n’irai pas vous narrer par le menu les manifestations circonstanciées — les récits de rêve me barbent (ce qui ne m’empêche pas de fréquenter assidûment une littérature qu’on pourrait dire onirique), je ne vais donc pas en infliger à mes trop rares lecteurs — mais que je pourrais caractériser de la manière suivante : la poursuite de l’objectif qui sans cesse se dérobe à moi. Un but m’est fixé, qui me semble aisément atteignable autant qu’éminemment désirable, et je m’y emploie gaiement, sûr de mon fait. Chemin faisant survient pourtant une difficulté imprévisible qui non seulement m’en éloigne, mais devient vite insurmontable. Je m’embourbe même si bien, mon plan tout d’abord infaillible devient à ce point intenable qu’insensiblement, un but secondaire, d’ambition moindre, se substitue au premier, perdu de vue celui-ci tant il m’est devenu hors de portée ; mais patatras, surgit alors une contrariété nouvelle, une contrariété au carré qui anéantit mon dessein déjà revu à la baisse, et ainsi de suite, jusqu’à ce que ces échecs en cascade et ma labyrinthique errance, m’acculant à une position désespérée, ne finissent par me réveiller. (Peu porté sur la psychologie des profondeurs, je n’ai pas cherché loin l’interprétation qui m’a paru évidente, et qui de fait l’est sans doute un peu trop : on me met des bâtons dans les roues qui m’empêchent d’arriver là où je voudrais être, la voilà la vérité ; mais ma compagne, plus versée en ces matières, a émis l’hypothèse que mon but lui-même m’était peut-être inconnu, et que c’était lui que je cherchais à débusquer en mes propres tréfonds, selon quoi j’étais encore moins avancé que je ne le pensais dans ma quête…)
Continue ReadingPeser dans le game
Je crois mériter mieux au travail aussi, et bien que je me foute à peu près complètement de ma « carrière » — je suis cadre comme d’autres sont ouvriers spécialisés, déterminisme et nécessité faisant loi — celle-ci occupe, que je le veuille ou non, une part considérable de mon temps ; et alors, petit prestataire (et que serais-je d’autre que prestataire, c’est-à-dire intermédiaire, simple moyen, puisque, indifférent au business, je me désintéresse absolument des fins ?) croupissant au service des lâches, des arrivistes, des cupides, des incompétents, de ces maudits épiciers bornés que sont les clients, pire engeance qu’ait enfantée le capitalisme — un jour peut-être leur dédierai-je enfin le pamphlet que je leur réserve depuis longtemps, et faites-moi confiance il sera d’une rare violence ! — je ne peux m’empêcher de penser parfois que je pourrais la réussir malgré tout, tant qu’à faire, cette carrière, peser dans le game, devenir manager d’une licorne, quoi que cela puisse bien vouloir dire, siéger au comité exécutif d’un grand groupe, décrocher la timbale et des primes mirobolantes, la grosse bagnole, la grande maison en banlieue ouest ou le loft à Montreuil, et pourquoi pas même la résidence secondaire, toutes choses auxquelles après tout sur le papier mon cursus devrait me faire prétendre, ce succès sans frein dont j’ai maints exemples parmi mes anciens camarades de promo ; j’y pense sans y croire car la gnaque qu’il y faudrait me fait défaut : à quoi bon deviendrais-je ce qui tant m’ennuie et me répugne ? C’est qu’on y perd son âme, et je tiens encore un peu à la mienne.
Continue ReadingTant d’idées qui s’effilochent
Tant d’idées, tant d’envies d’écrire me viennent qui s’effilochent ensuite à mesure que le temps passe sans que je puisse trouver l’espace, ni l’énergie qui m’est impitoyablement aspirée par le monde, pour leur donner corps. Plus jeune, je me souviens, je mettais un point d’honneur à mener à leur terme toutes mes idées, c’est dans mon caractère d’achever tout ce que je commence (ainsi ne me suis-je autorisé que tardivement à ne pas lire en entier tous les livres…), au forceps s’il le faut pour le meilleur et pour le pire, mais autant à l’époque j’aurais peut-être parfois dû m’abstenir de faire feu de toute inspiration — au fond qui sait, puisqu’alors personne non plus ne me lisait ? —, autant j’aimerais aujourd’hui pouvoir allumer plus souvent la mèche… Vampirisé par tant d’obligations, j’erre souvent sans but sur Internet plutôt que de me mettre au travail, le soir après vingt et une heures, une fois conclu le marathon du jour, enfin rendu certes à moi-même, mais sans force ni l’horizon dégagé que requiert l’immersion littéraire.
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