De la supériorité de la littérature par rapport à la science

À la recherche d'une formeCaractères

10 mai 2024

À propos de Cosmicomics d’Italo Calvino (traduction Jean Thibaudeau et Jean-Paul Manganaro)

La science a beau avoir prévu les trous noirs, puis fabriqué les télescopes rendant compte a posteriori du concept ; elle a beau avoir infailliblement mis en équation comme en pratique l’impossible ubiquité quantique ; elle a beau avoir élucidé le palimpseste qui machine par milliers nos macromolécules à partir d’un simple alphabet de quatre lettres ; elle a beau déduire toute la phylogenèse de quelques coquilles et fragments d’os, elle échoue par sa nature même, soit la réduction logique du réel ainsi décorrélé de la perception qu’on en a, circonvenant par approximations successives ses objets qui pourtant trouvent toujours quelque faille résiduelle par où se dérober encore à elle, le succès de ses trouvailles se mesurant alors proportionnellement à la distance qui bée toujours plus large entre ses symboles et l’entendement commun, elle échoue disais-je à nous faire éprouver de l’intérieur les phénomènes bien qu’elle — et pour cette raison même — les reconstitue toujours plus scrupuleusement, ses théories n’étant pour autant jamais, pour son plus grand malheur, superposables exactement à eux.

Alors que par le moyen de la littérature, qui s’en fout, elle, de la logique et de la stricte rigueur des formules et des modèles, Italo Calvino peut nous raconter ce que ça fait de marquer d’une encoche un recoin de l’espace choisi au hasard dans l’espoir de retomber dessus environ deux cents millions d’années plus tard, languissant le temps d’une révolution complète du soleil autour de la voie lactée ; ce que ça fait d’être serré comme des sardines avec toute la matière à venir de l’univers concentrée en l’unique instant-point précédant le Big Bang ; ce que ça fait d’être le premier animal à quitter l’élément liquide pour fouler la terre ferme, ou le dernier des dinosaures, miraculeusement réchappé de l’extinction, esseulé incognito parmi les mammifères incapables désormais de le reconnaître en tant que dinosaure, ne sachant même plus à quoi ressemblent ces grosses bêtes qui hantent pourtant encore leurs mythes au coin du feu ; ce que ça fait de rouler-bouler le long de la courbure de l’espace-temps, balloté par ses lézardes, ses précipices et ses dunes ; ce que ça fait de se sentir épié depuis une très lointaine galaxie, d’où un message sur une pancarte nous fait comprendre, nous parvenant des centaines de millions d’années après avoir été émis, qu’on nous a vu commettre à l’époque quelque méfait compromettant dont on n’est justement pas fier ; ce que ça fait de se dédoubler et déchirer en deux cellules-autres lors de la mitose quand on est une cellule-soi ; et d’autres récits extraordinaires, manifestement informés au moment de leur écriture des dernières théories en vigueur, mais pour mieux les détourner et les mettre au service des délices labyrinthiques de l’imagination — on pense bien sûr, quoique dans une tout autre veine, à Borges, ou même au Michaux anthropologue d’Ailleurs — et d’un humour défiant toute invraisemblance. Bien plus qu’à un jeu d’anthropomorphisme naïf, qui enverrait ses homoncules s’incarner en toute chose et situation, c’est à un jeu de logomorphisme que se livre Calvino (devançant en cela Chevillard), par l’entremise de son narrateur abstrait Qfwfq, caméléon embarqué à l’intérieur des phénomènes, à la fois mollusque et particule élémentaire et protoplasme et brave type comme vous et moi : envisager l’indicible à l’image non pas de l’homme, mais de son langage.

De l’éclatement du noyau à vrai dire je ne m’étais presque pas aperçu : je me sentais être tout entier moi-même d’une manière plus que jamais totale, et dans le même temps ne l’être plus, car ce tout entier moi-même était un endroit où tout se trouvait excepté moi-même : c’est-à-dire que j’avais le sentiment d’être habité, non : de m’habiter, non : d’habiter un moi habité par d’autres, non : j’avais le sentiment qu’un autre était habité par d’autres.


Extrait de la nouvelle intitulée Mitose
Science

Last modified: 29 mai 2024