Écrivant, pendant que j’étais au Maroc, mon image du Maroc avant le Maroc, je pensais qu’il me faudrait dire aussi quelques mots du Maroc pendant le Maroc (étant bien certain déjà en revanche de n’avoir rien à dire a posteriori d’un quelconque Maroc après le Maroc, et de fait la page du séjour refermée depuis sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une postface m’a donné raison), mais n’ayant pu le faire pendant le Maroc, il me faut écrire à propos du Maroc pendant le Maroc après le Maroc (ce qui n’a rien à voir avec le fait d’écrire après le Maroc sur le Maroc après le Maroc, ce qui doit apparaître clairement si l’on a bien suivi).
Je pensais qu’il me faudrait le faire, ou plutôt sur le coup j’en avais envie, des images en tout cas me venaient, hélas un peu évaporées depuis, ou du moins devenues moins prégnantes. Le mieux donc est encore d’essayer de commencer par le début. J’arrive seul à Taghazout, village côtier de la façade atlantique, un peu à reculons d’ailleurs, car je rejoins une troupe (4) d’anciens collègues qui, pour la faire courte comme on dit, à plusieurs reprises ont tenté mais en vain de m’embrigader pour un séjour de ce genre entre copains. Après quelques tentatives infructueuses de leur part, ne sachant plus comment me défiler, j’ai donc fini par accepter non sans d’intenses atermoiements, et c’est tombé sur Taghazout, destination que je n’ai pas choisie, dont je n’avais jamais entendu parler, et pour laquelle je pris mes billets en décalé, offrant en résistance une dernière ruade comme le vieux cheval indocile, mais pas mauvais bougre au fond, que je suis ; j’arrive donc à Taghazout un jour plus tard que mes camarades.
Et Taghazout c’est quoi exactement ? C’est un spot de surf, ou autrement dit, ce qu’on pourrait appeler une destination Instagram. Non pas que ce soit spécialement joli d’ailleurs, n’étaient la plage et l’océan et la chaleur et une touche d’exotisme — c’est plutôt même assez sale, dans un style très tiers-monde si vous me passez cette expression où il ne faut lire nul mépris post-colonial de ma part, car des coins au style très tiers-monde, dans le sens où je l’entends, la France d’aujourd’hui en regorge —, ni même vraiment pittoresque, quoique ceux qui s’y rendent doivent trouver ça pittoresque, mais sans doute cela dépend-il de ce qu’on entend par pittoresque (ces deux chameaux à qui un type faisait arpenter la plage, étaient-ils pittoresques ? Ou étaient-ce des dromadaires ? Je n’ai pas compté leurs bosses… Aucun autre patrimoine culturel en tout cas à se mettre sous la dent sur place). J’imagine qu’à l’origine ce devait être un village de pêcheurs (locaux), et maintenant c’est un village de surfeurs (occidentaux). Précisons encore : c’est le genre d’endroit où vont ceux qui se targuent d’authenticité, et prétendent s’écarter des routes touristiques balisées. Mais comme il y a belle lurette que toutes les routes sont balisées, qu’elles sont des autoroutes même qui mènent en flux tendu leurs contingents de foule aussi bien à Katmandou qu’à la Terre de Feu, aussi bien au Machu Picchu qu’au sommet de l’Everest, cette authenticité doit bien passer par autre chose que la solitude du pionnier, mi-aventurier mi-ethnographe, bravant des mondes inconnus. Il faudra trouver autre chose pour se convaincre qu’on ne fait pas comme tout le monde, vu qu’à peu près tout le monde va partout. On se distinguera donc des autres, ces touristes ovins qui se font gruger au souk de Marrakech ou s’échouent comme des éléphants de mer sous les parasols bon marché d’Agadir, par une sorte de way of life alternatif, qu’incarnent là le surf, vagues obligent — passe encore —, et, tenez-vous bien, le yoga, rien moins pourtant que typique en ces parages, greffe étrange donc qui ne peut s’expliquer que par le genre de public qu’attire cette destination, et qui l’y aura importé. Taghazout n’est pas qu’un spot de surf, c’est aussi un spot de yoga, comme je l’ai expérimenté de première main, puisqu’une des activités du séjour a consisté en un cours de yoga, dans sa variante vinyasa, soit une sorte de stretching contorsionniste au pas de charge, l’ami qui nous y a traînés étant sans doute moins porté sur la méditation que sur la performance physique. Mais j’y suis allé de bon gré, je suis bon bougre souvenez-vous, ni snob ni anachorète ni rabat-joie, et d’ailleurs c’était amusant, qui plus est une séance d’exercice c’est toujours bon à prendre, et puisque j’étais parti pour jouer le jeu, pourquoi pas ? En revanche, ce qui ne laissait pas de me surprendre, c’était d’être le seul de la bande à regarder tout cela avec, pour ligne de basse en arrière-pensée, une ironie constante. Le seul à trouver parfaitement grotesques tous ces simulacres d’authenticité en toc qui auraient fait les délices d’un Baudrillard.
C’est que les gens ne voient même plus le problème. Une prof de yoga tchèque expatriée qui dispense ses cours à vingt européens, devant une baie vitrée donnant sur la mer, qui trouve tout nice et great voire wonderful, et conclut la séance en dessinant dans l’air une croix de ses mains jointes à plat comme pour une prière, ponctuant le tout d’un namasté, dans un bled du désert où l’eau courante n’est pas potable : pas de problème (ah, ces éternels adolescents qui s’expatrient vers les pays du « sud » et qui, suintant le paternalisme, croient devenir ainsi l’alter ego des locaux dont ils prétendent épouser le mode de vie dépouillé des tares occidentales, mais qui fréquentent exclusivement leurs congénères au quotidien, auprès de qui ils feignent l’amitié de passage, avec force exaltations hypocrites, pour mieux monnayer leurs services touristiques. Ainsi également de cette photographe, européenne elle aussi, qui a pris mes camarades en photo lors de leur cours de surf avant mon arrivée. Quand ils m’ont demandé le lendemain si je voulais qu’elle vienne également immortaliser mes déboires surfistiques dans l’eau, m’écroulant disgracieusement à presque chaque tentative de me redresser sur la planche, j’ai poliment décliné). Cinquante crétins d’européens en combinaison, alignés côte à côte avec leur planche dans l’eau, embouteillant le rivage dans l’attente d’une vaguelette, dont pas un n’a une expérience ne serait-ce que passable du surf, entre lesquels barbotent rigolards les gamins déshérités du coin : pas de problème. L’alcool et la mauvaise musique (de Corona à Gala) qui coulent à flots sur la terrasse de l’hôtel de luxe, et la piste de danse où se déhanchent ensemble les blancs et ceux des locaux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu touristique, dans un village où par ailleurs on ne trouve pas la moindre canette de bière dans le commerce : pas de problème (bon, là mes camarades ont quand même vu le problème, à savoir que c’était une soirée moisie, nous avons donc vidé fissa notre godet pour retourner jouer aux cartes dans notre airbnb décrépit, secourus par les provisions d’alcool faites au duty free, comme tous les soirs).
Un autre soir, nous avons longé à pieds la route côtière dans la poussière et l’obscurité, croisant des voitures et des files de gens venant en sens inverse, pour nous rendre à un endroit dénommé Anchor Point (c’est en fait un spot légendaire), où se tenait la Taghazout Surf Expo, événement dont nous ne savions pas vraiment en quoi il consistait, mais dont nous comprîmes en arrivant sur place qu’il était sur le point de fermer. Il y avait là quelques buvettes, des stands de démonstration commerciale, un concert tirant à sa fin, et à l’entrée, une large fresque où il était écrit « digital nomad », le tout s’apparentant manifestement à une sorte de salon professionnel, version cheap. Voici ce qu’en dit le site Internet de l’événement, que j’ai consulté après coup :
TAGHAZOUT SURF EXPO offre une expérience immersive du « surf way of life » avec ses différents espaces : un playground pour la famille, le chill area avec vue sur l’océan, le coin yoga face à l’océan, le souk de créateurs et deux scènes pour les sunset live concerts. Ateliers, performances artistiques et fresques murales viennent enrichir le volet culturel de l’événement.
Quant à moi, voyez-vous, le plaisir que j’ai le mieux goûté, ce fut de descendre seul sur la plage le matin, armé de mes lunettes de piscine, pour nager dans l’océan.
Last modified: 18 novembre 2024