Au sujets des multiples digressions qu’il entortille gaiement dans La Vie et les opinions de Tristram Shandy, Laurence Sterne écrit quelque part dans le volume VIII :
« Ne dirait-on pas que je prends plaisir à me jeter dans ces invraisemblables brouillaminis uniquement pour découvrir par quels moyens inédits je réussirai à en sortir ! » 1
C’est justement là, dans l’invention nécessaire de liaisons et raccords inédits, que le roman finit par déployer sa logique propre. Contraignant l’auteur à s’inspirer des éléments mêmes dont il a déjà composé sa trame, le roman sur l’établi finit par acquérir une sorte de vie autonome, sa matière s’auto-engendrant comme par l’opération d’une division cellulaire. C’est quand il commence à se mordre la queue que le roman prend son envol.
Gombrowicz ne prône pas autre chose quand il commente sa méthode dans le premier tome de son journal :
« Aux personnes qu’intéresserait ma technique d’écrivain, je livre la recette suivante :
Pénétrez dans la sphère du songe.
Puis mettez-vous à rédiger la première histoire qui vous passe par la tête, et écrivez-en une vingtaine de pages. Relisez-la.
Sur ces vingt pages, il y aura peut-être une scène, deux ou trois phrases, une métaphore qui vous paraîtront excitantes. Alors vous récrirez le tout de nouveau, veillant à ce que ces éléments excitants deviennent votre trame – écrivez cela sans tenir compte de la réalité, en tâchant de satisfaire aux seuls besoins de votre imagination.
Au cours de cette seconde rédaction, votre imagination aura déjà amorcé, choisi une direction, et il vous arrivera de nouvelles associations qui définiront d’une manière plus précise le champ de votre activité. Rédigez alors une vingtaine de pages de ce qui suit, en serrant de près la ligne de vos associations et en cherchant toujours l’élément excitant – créateur – générateur – mystérieux – révélateur. Puis, récrivez le tout une fois de plus. Avant même d’avoir eu le temps d’y penser, vous verrez arriver le moment où va naître sous votre plume une série de scènes clefs, de métaphores, de symboles (ainsi, dans mon Trans-Atlantique, « l’arpentement aller-retour », « le pistolet non chargé », « le cheval étalon » ; ou dans Ferdydurke, « les parties du corps ») et où vous disposerez du “chiffre” approprié. C’est alors que, mû par une logique interne, tout commencera à prendre corps et forme sous vos doigts : scènes, personnages, idées, images exigeront d’être complétés, et ce que vous aurez déjà créé vous dictera le reste. » 2
↑1 Editions Tristram, Collection Souple, traduction Guy Jouvet, page 755
↑2 Editions Gallimard, Collection Folio, traduction Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko
Last modified: 5 février 2021