Déjà qu’on est toujours emmerdé, à la piscine municipale

À la recherche d'une forme

13 juin 2022

22/05/22

Déjà qu’on est toujours emmerdé, à la piscine municipale, par les gens qui se traînent en barbotant comme des phacochères (j’allais dire des crapauds, mais j’imagine que les crapauds nagent comme des champions)… Entendons-nous bien, je n’ai aucun problème avec les gens qui nagent lentement, tant qu’ils font un minimum d’effort pour, d’abord, choisir dans la mesure du possible un couloir fréquenté par des nageurs de même allure, et ensuite, cohabiter convenablement, quand c’est nécessaire, avec ceux dont la cadence est plus soutenue (de même qu’on attend, réciproquement et à raison, des nageurs rapides qu’ils respectent le rythme et l’espace des autres). Je pense notamment à cette sale manie qu’ont beaucoup de nageurs lents, quand ils arrivent en bout de ligne et se savent talonnés par un nageur plus rapide, de repartir immédiatement en sens inverse — plutôt que d’attendre un quart de seconde contre le muret pour laisser repartir devant eux le nageur rapide, ce que pour ma part je fais systématiquement quand un nageur plus véloce est juste derrière moi — le contraignant ainsi soit à ronger son frein derrière eux soit à les dépasser par le milieu de la ligne au risque de perturber un autre nageur venant d’en face, ce à quoi je n’aime pas me résoudre, justement parce que je suis soucieux du fait que chacun doit pouvoir nager à son aise (je suis d’ailleurs prêt à adapter mon rythme si besoin : je ne me prends pas pour Laure Manaudou).

Bref, ce matin, vers la fin de ma séance, voilà que j’approche d’une nageuse qui zigzague au ralenti d’un bord à l’autre du couloir, sans respecter la droiture à laquelle on est tenu pour que chacun puisse faire ses longueurs… Arrivant à son niveau je me permets poliment de lui demander d’éviter de nager en plein milieu du couloir, ce à quoi elle me répond : « Je suis désolée, je ne vois pas… », sans autre précision, ni manifestement d’intention de remédier au fait qu’elle nage absolument n’importe comment. Voilà autre chose. Dois-je déduire de sa phrase qu’elle est aveugle, malvoyante, qu’elle a la conjonctivite ou une poussière dans l’œil ? Je ne le saurai jamais, n’ayant pas posé la question. Mais le ton de sa réponse, en tout cas, se voulait informatif, comme si elle sous-entendait qu’il me faudrait d’une manière ou d’une autre m’accommoder du fait qu’elle occuperait la ligne en dépit du bon sens. Postulons un instant que cette personne souffre réellement d’un déficit de la vision, ce qui en l’occurrence m’a paru le plus crédible. Je suis sincèrement désolé pour elle, mais que fait-elle dans un couloir de natation à la piscine municipale, un dimanche matin à une heure d’affluence ? Comment a-t-elle pu se dire que c’était une bonne idée ? Au risque de passer pour un affreux validiste : pense-t-elle vraiment que l’exigence légitime de bénéficier, dans l’espace public, de certaines infrastructures adaptées à son handicap, lui donne le droit de détourner à son profit l’usage courant de n’importe quelle infrastructure, au détriment du valide moyen ? Est-ce alors à nous de régler nos mouvements sur ses errements imprévisibles, gouvernés par quelque incalculable loi de probabilité ? Elle m’a un peu fait penser à ces gens qui, au motif que les personnes immunodéprimées courent un plus grand risque vis-à-vis du covid, exigent qu’on cadenasse ad vitam æternam la société tout entière.

Cette dame qui, ne voyant pas, veut pouvoir nager n’importe comment à la piscine, souhaite-elle également pouvoir prendre le volant sur l’autoroute ?

Piscine
Extrait du Journal de Kafka (1914) – Traduction Marthe Robert

Last modified: 7 mars 2024