« J’avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j’avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu’un avec ma volonté, avec mon esprit, avec ce qu’il faut bien, maladroitement, que j’appelle mon âme ; le camarade intelligent d’autrefois n’était plus qu’un esclave qui rechigne à sa tâche. »
(Extrait des Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar)
Je ne dirais pas quant à moi que j’ai toujours fait bon ménage avec mon corps, tant s’en faut (si tant est qu’on puisse s’exprimer ainsi, comme si mon corps et moi constituaient deux entités distinctes qui pouvaient faire bon ou mauvais ménage ensemble, ce qui dans une forme idéale de langage n’aurait absolument aucun sens…). Mais depuis que je m’astreins à une pratique sportive régulière, qui m’a paru nécessaire après avoir trop tiré sur toutes les cordes entre vingt et trente-cinq ans, afin notamment d’avoir le coffre requis pour suppléer si besoin (et le besoin s’en fait ressentir souvent) à la force limitée et à la coordination lacunaire de jeunes enfants, afin aussi de garder la ligne, une fois enfin effacé le surpoids de quasi toute une vie (au prix d’un régime alimentaire contrôlé qui a exigé un strict formatage de mes mauvaises habitudes dont mon transit soudain défectueux s’est mis à m’alerter de la possible nocuité), complexe datant d’aussi loin que du sortir de l’enfance ; alors depuis lors je puis dire pouvoir compter sur la force de mon corps, comme l’Hadrien de Yourcenar, du moins jusqu’à ma blessure, qui m’a appris, ou plutôt m’a rappelé ce principe élémentaire trop longtemps par moi négligé, selon lequel la puissance et l’endurance ne sont rien sans la souplesse : sous les mains de l’ostéopathe, je me découvris aussi peu flexible qu’une statue de marbre. Maints démons — maintien et posture à l’avenant, insomnies et angoisses existentielles, tabagisme intermittent doublé d’un sevrage à la vapoteuse, tendance prononcée au lever de coude —, que mon inaptitude incurable à l’ascétisme intégral m’empêchait d’éradiquer complètement (ce qui me fait certainement trouver dans le sport et une certaine rigueur diététique une sorte de compensation expiatoire), sapaient encore souterrainement ma carcasse.
Last modified: 2 septembre 2024