Lire l’épisode précédent : où l’on ne choisit pas ses exemples au hasard
J’ai lu il y a quelques temps sur le blog de l’un de ces estimés confrères — puis-je l’appeler confrère ? — une envolée à l’emporte-pièce du type — citation non exacte, c’est moi qui reformule approximativement de mémoire — « de toute façon tout le monde sait très bien qu’on pourrait tous se contenter de travailler trois heures par jour » — sous-entendu ça suffirait pour que tourne la boutique, ou le monde, ou la vie, s’il n’y avait pas cette satanée aliénation capitaliste, néolibérale, technofasciste (voilà une nomenclature récente qu’auront sans doute inspirée Musk et les autres magnats libertariens de la Silicon Valley), sous-entendu si le système ne nous forçait pas à nous tuer à la tâche pour engraisser quelques milliardaires — et peut-être sous-entendait-il aussi, mais je n’y mettrais pas ma main à couper, car dans un autre billet il vitupérait violemment l’intelligence artificielle, que toute corvée devrait déjà être prise en charge par des robots, ou plus vaguement par le progrès technologique ; en tout cas je me suis alors demandé si une énormité si puérilement désinvolte s’autorisait de quelque licence poétique ? Car une chose est sûre : rien de réel ne saurait la justifier.

Entendons-nous bien : libre à qui s’en donnerait d’une manière ou d’une autre les moyens — par la rente, le parasitisme, ou tout simplement par l’amenuisement radical de ses besoins — de s’affranchir autant que possible du travail de subsistance, bravo et tant mieux pour lui ! Moi-même, qui suis engrenage à mon corps défendant de la grande épicerie mondiale online, et qui ne suis pas le dernier à déplorer les formes aberrantes que le travail revêt parfois dans le secteur tertiaire — et que mon travail soit un bullshit job, je suis prêt à en convenir, à condition qu’on me permette de retourner le compliment à la corporation des sociologues ânonnant hébétés leur catéchisme —, je ne demande pas mieux qu’un bon génie vienne me libérer de ma servitude, et me permette enfin de me vouer corps et âme à ma vocation (ah, bienheureux ceux dont la rémunération coïncide avec leur vocation, mais sont-ils si nombreux ?). C’est donc une chose que de mener à bien pour soi, dans son coin ou sa communauté, le projet de subvenir à ses besoins avec trois heures au plus de travail par jour, c’en est une autre que de prétendre en faire un modèle économique viable à l’échelle d’une société. À ce rythme, comment construire les logements locatifs dont la demande excède aujourd’hui l’offre en France, laissant en majorité des familles monoparentales sur le carreau ? Comment soigner les habitants des déserts médicaux ? Comment financer le système de santé que le monde entier prétendument nous envie, mais qui laisse crever des gens sur leur brancard aux urgences ? Comment décemment veiller sur nos vieux dont se pressent toujours plus massivement les cohortes au sommet de la pyramide des âges ? Suffirait-il de réquisitionner la fortune de Bernard Arnault et de ses homologues de la caste honnie des « 1% » — segmentation inepte, soit dit en passant, en laquelle on assimile des gens très aisés avec des multimillionnaires —, tout en se tournant les pouces jusqu’à la fin des temps ?
Mais voilà sans doute des considérations bien prosaïques pour l’esthète révolutionnaire qui rêve à l’avènement dialectique de l’utopie marxiste, ce fameux vrai communisme qui n’a jamais été essayé, où l’ouvrier délivré de l’exploitation capitaliste, enfin détenteur de l’outil de production et auto-organisé, vaquera selon son bon plaisir à ce qui lui agrée, aquarelle ou chasse aux papillons, et dont l’activité émancipatrice s’ajustera comme par miracle aux exigences de la nécessité. Voilà des chicanes non moins mesquines pour l’anarcho-primitiviste qui, ayant bien potassé son Clastres et son Sahlins, fantasme un état antérieur au paradigme de la hiérarchie et de la coercition sociales, nostalgique de l’homme naturellement bon du néolithique, sans état ni industrie ni souci d’accumuler les richesses, fournissant juste ce qu’il faut d’effort minimal depuis son hamac pour cueillir les fruits d’une nature abondante ; mais est-il prêt, le contempteur de la civilisation, à embrasser le revers de la médaille, les épidémies, les famines, les disettes, l’effroyable mortalité infantile, est-il seulement prêt à endurer la mutilation rituelle (se couper une phalange en guise de deuil à chaque fois que disparaît un proche, par exemple, jusqu’à ce qu’à un âge avancé, il ne lui reste plus en fait de poing qu’un moignon, ça le tente ?) et la torture initiatique (la circoncision au couteau, sans anesthésie, voilà qui fait de vous un homme !), à tuer de ses mains son ennemi, puis à lui dévorer les entrailles pour s’approprier son énergie ? Voilà en tout cas une recette, telle que nous la rapporte André Thevet, explorateur français ayant fréquenté les Tupinamba du Brésil au XVIe siècle, qui vous épargne au moins de passer trop de temps en cuisine : « Ils mettent les tripes dedans les poêles, ainsi comme elles sortent du corps ; sans rien en ôter. Je vous laisse à penser quel potage. »
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Last modified: 16 avril 2025