Lire l’épisode précédent : où l’on fait escale chez les jésuites au Paraguay
Sur le blog d’un autre confrère — puisque j’ai commencé à confraterniser ainsi avec les écrivains que j’évoque ici, pourquoi ne poursuivrais-je pas sur ma lancée ? —, talentueux diariste en ligne (entre autres — c’est en tout cas la facette de son oeuvre qu’il m’arrive de fréquenter) qui a le don d’accoler les uns à la suite des autres les menus faits et observations du quotidien en les présentant nus, épurés de tout contexte superflu, vus sous un éclairage oblique qui leur confère une couleur absurde et désenchantée, je vois évoqué le système de retraite par capitalisation du Pérou — oui oui, et voyez au passage comme cet exemple s’inscrit merveilleusement dans mon essai-feuilleton qui fait la part belle, du fait de mon idiosyncrasie, à l’histoire sud-américaine.
Sous la plume sus-citée, il est donc question de but en blanc d’une réforme permettant aux gens de piocher si besoin dans leur épargne-retraite de manière anticipée, ce qui ne manquera pas de les laisser sur la paille lorsqu’adviendra le moment auquel ces fonds étaient pourtant destinés — l’âge de la retraite, quoi — et serait bien la preuve de la nocuité générale d’un tel système — i.e. la retraite par capitalisation, des fois que vous ne suivriez pas —, comme de la méchanceté des néolibéraux qui le promeuvent en France. Sans avoir il est vrai poussé très loin mes recherches, je ne trouve nulle part mention d’une telle disposition dans la loi du 25 septembre 2024 actant la mise en place, sur les modèles chilien et mexicain, du nouveau système au Pérou (je trouve bien une disposition qui fait polémique, mais qui n’a rien à voir), disposition qui en elle-même, en effet, si elle était avérée, exposerait les pauvres au risque de liquider trop tôt, nécessité faisant loi, le capital qu’ils réservaient tant bien que mal à leurs vieux jours. Mais quand bien même, mettons qu’une telle mesure soit avérée ; après tout je suis dernièrement peu au fait des débats et remous sociaux péruviens, mettons : quel fucking rapport avec la France ? Mettons — mettons encore ! — qu’on se passionne tout à coup, entre deux considérations plus ou moins poétiques, pour le sujet hautement technique et hautement peu littéraire des régimes de retraite, et qu’on veuille alors se livrer sur le pouce à un benchmark de ce qui a été fait à droite et à gauche, afin d’en tirer quelques enseignements et des préconisations locales pour chez soi, choisirait-on, pour le comparer à la France, un pays émergent d’Amérique du Sud, centième au classement du PIB/habitant selon la Banque Mondiale en 2022, dont l’économie repose essentiellement sur l’exploitation des ressources naturelles (au coude à coude avec la Colombie pour le titre enviable de premier producteur de cocaïne !), un pays historiquement et profondément inégalitaire, inexistant sur la scène internationale, avec un modèle de protection sociale embryonnaire et un marché noir inversement proportionnel, gangréné par la corruption et ponctuellement sujet aux coups d’état, aux états d’urgence, à la dictature, le choisirait-on donc lui, plutôt, mettons, que la Suède, les Pays-Bas, le Danemark, l’Irlande, le Royaume-Uni, la Suisse, pays d’Europe plus ou moins comparables à la France dont il se trouve qu’ils ont tous introduit une dose de capitalisation dans leurs régimes de retraite, et dont je ne sache pas que la ruine les guette ; choisirait-on donc, insisté-je, le Pérou pour prétendre disqualifier en deux lignes ce type d’arbitrage économique au sein d’un texte qui se veut avant tout divagation littéraire ? Ou ce genre de coquetterie n’est-il encore que l’apanage de la licence poétique s’ébaudissant en terroir militant ?
(Notons par ailleurs que la France — pays vieillissant contraint, selon la perspective comptable adoptée par certains observateurs, de recourir à l’endettement pour financer la part des pensions que ne suffisent pas à couvrir les cotisations sociales dédiées, hypothéquant ainsi l’avenir des générations futures au point que le Conseil d’Orientation des Retraites anticipe une inéluctable dégradation du niveau de vie des retraités — a peu de leçons à donner au reste du monde.)
En guise de contraposée, il faut s’imaginer un économiste qui, au beau milieu d’une analyse comparée des mérites et travers du capital-risque, se mettrait à balancer sans crier gare : « de toute façon je tiens de source sûre que Proust c’est de la merde et que les proustiens c’est des cons ». (C’est pour le plaisir de la boutade ; bien sûr, libre et généraliste comme il doit l’être, l’écrivain n’a pas à se corseter comme le scientifique dans les étroites limites d’un domaine spécialisé, il peut écrire ce qu’il veut sur tous les sujets qu’il lui plaira d’aborder, mais il me semble justement que cette infinie liberté doit aller de pair avec un certain souci de justesse, en particulier lorsqu’il s’aventure sur un terrain peu familier. Si l’on n’a pas pris la peine de se doter d’arguments pertinents et crédibles, rien n’interdit d’invoquer, par exemple, un dégoût d’ordre esthétique vis-à-vis du système de retraite par capitalisation, ou un rejet apriorique, inconditionnel et arbitraire, voire quelque article de foi, mais il faut alors l’assumer comme tel !)
NB, à toutes fins utiles : je n’ai pas pour ma part d’opinion arrêtée sur le sujet, et mon propos n’est pas ici de prendre position pour un système plutôt qu’un autre, mais simplement d’illustrer la légèreté avec laquelle les écrivains marginaux volontiers critiques du grand méchant Système s’aventurent hors de leur champ de compétences, s’adonnant étourdiment à leurs biais de confirmation par pur préjugé idéologique : ils n’ont au fond rien à envier en la matière à ces experts de plateau TV que, à raison, ils abhorrent…
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Last modified: 16 mai 2025