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Les amibes et les cyborgs
Par la suite, glanant des interviews de Krasznahorkai, j’appris qu’il se disait très marqué par un livre de Timothy Morton (« Philosophe prophète de l’Anthropocène » selon The Guardian, et cité parmi les 50 penseurs les plus influents de 2020 par Prospect et Forbes, me dit Google Books) : La Pensée écologique. Confiant à tort en l’adage selon lequel les amis de mes amis sont mes amis, je l’empruntai donc à la médiathèque ; hélas, j’en fus pour mes frais, peu convaincu par cette philosophie typiquement post-moderne qui fourmille de références superficielles, faisant plus office d’alibis que de matière à dialectique, et masque mal, derrière des brumes sophistiquées, sa faible assise conceptuelle. Bien d’ailleurs qu’un nombre considérable de phrases, lassant à force, annonce répétitivement la délimitation du prédicat : « La pensée écologique, c’est… » (dans la traduction de Cécile Wajsbrot), on peine à saisir en quoi ladite pensée consiste exactement. Bien sûr, on voit bien que le philosophe prophète s’efforce d’abattre la frontière, rien d’autre qu’artificielle selon lui, entre nature et culture (et je vois bien aussi en quoi cela parle à Krasznahorkai, à qui je ne saurais tenir rigueur de cette affinité intellectuelle, tant son œuvre n’en continue pas moins de m’émerveiller), pourquoi pas, encore qu’une telle proposition mériterait d’être plus scrupuleusement explicitée, et peut difficilement se vanter, après Latour et Descola (nulle part cités, si mes souvenirs sont bons), d’être très novatrice. Alors oui, d’accord, la ville toute bitumée, bâtie à partir de matériaux extirpés de la terre par les animaux à gros cerveau que l’évolution a faits de nous, peut être considérée comme nature prolongée, quand bien même on n’y trouverait plus le moindre arbuste ni oiseau — et d’ailleurs, en réalité, on les y trouve encore, qui en outre s’y adaptent, n’est-ce donc pas la preuve du grand Tout inextricable ? On voit bien aussi qu’il cherche à miner la conception naïve selon laquelle il y aurait la gentille nature à préserver d’un côté, et la vilaine technique à réfréner de l’autre, car oui, d’accord, la nature est impitoyable par quelque bout qu’on la prenne, les tremblements de terre, les raz de marée, les éruptions volcaniques et les grizzlis c’est sans pitié (tout en fustigeant d’ailleurs cette forme de bien-pensance écologique qui fait preuve d’une indulgence immodérée envers une nature fantasmée, il ne s’interdit pourtant pas de glisser quelques discrets appels du pied en direction du camp progressiste, le seul auquel il conviendrait apparemment d’appartenir : voilà qui est bien consensuel pour qui croit écrire un décapant brûlot). On voit bien enfin qu’il prétend à une sorte de panthéisme transhumaniste où vivraient en parfaite symbiose les amibes et les cyborgs (ceux de de Donna Haraway), mettant toutes les espèces possibles dans le même sac et sur un pied d’égalité (en quoi il est pourtant contredit à mon avis par l’un des auteurs auquel il revient le plus souvent, Richard Dawkins qui, dans Le Gène égoïste, présente par analogie la culture humaine comme un processus évolutif émancipé de l’évolution génique, quoique émergeant de celle-ci) ; à cette fin il introduit la notion de « maillage » qui me paraît fort ressembler aux rhizomes de Deleuze et Guattari (pourtant le mot lui-même n’apparaît pas, bien que Deleuze soit incidemment cité une fois ou deux), et lui sert à réaffirmer que tout est dans tout, la Terre et ses soi-disant occupants et jusqu’à leurs terrifiantes technologies ne constituant en somme qu’un seul et même vibrant organisme, régi par des effets papillon en cascade. En conséquence, ou en prémisse je ne saurais dire, de quoi l’individu n’existe pas — nous voilà bien attrapés —, si ce n’est comme illusion à surmonter (on bâille un peu, on s’accroche, mais on ne saura jamais, nous pauvres mortels, comment la dépasser), assène-t-il un tantinet péremptoirement, s’autorisant cette fois des travaux du philosophe Derek Parfit, vers un article duquel il renvoie, dont je n’ai lu en ligne que la moitié car il est long comme un livre, mais qui m’a beaucoup amusé, puisqu’il s’agit d’une tortueuse tentative de démontrer, dans la plus tatillonne et scolastique tradition de la philosophie analytique, expériences de pensée aberrantes à l’appui (du type : s’il ne me reste qu’un hémisphère du cerveau, et qu’il est transplanté dans le crâne vide d’un autre organisme, cet autre organisme devient-il moi ?), que nous pourrions hypothétiquement nous affranchir du schème de personne, cette vieille idée selon laquelle, pour le dire vite, notre identité est déterminée, et qui a pour conséquence fâcheuse d’impliquer l’existence substantielle de quelque chose comme un ego, une âme ou une conscience…
Continue ReadingBéla ou László
Parmi les textes que je n’écrirai jamais, ou que j’écrirai peut-être un jour, il y a cette étude croisée des romans de László Krasznahorkai et des films qu’ils ont inspirés à son comparse Béla Tarr, étude dont les grandes lignes m’ont traversé l’esprit tandis que je visionnais la première partie de Sátántangó, adaptation fleuve par le second de l’œuvre du premier (à laquelle celui-ci a collaboré, en en écrivant le scénario, de même qu’il l’a fait pour Les Harmonies Werckmeister, tirées de sa Mélancolie de la résistance, ou Le Cheval de Turin, qui cette fois ne procédait d’aucun livre). Les idées que je formais alors me semblaient prometteuses, mieux encore, fulgurantes, mais tout écrivain honnête sait la difficulté de franchir la distance qu’il y a de la pensée (euphorique) à la page (laborieuse), et nombre de ces idées, faute d’avoir été mises encore fumantes à exécution, se sont évanouies depuis, ensevelies par l’incessant ronron du flux de conscience que happent mille autres préoccupations. Celle qui me reste, et que peut-être je restituerai trop pauvrement, la livrant sans pouvoir me replonger patiemment dans les textes et les films, est relative au fossé formel qui, à première vue, sépare les manières des deux hommes (et, partant, des deux arts) : autant est profuse l’écriture romanesque de Krasznahorkai, bien que généralement charpentée par une mince trame narrative et de vaporeux événements, autant elle s’écoule comme le torrent (comme peut être torrentiel, j’y reviens, le flux de conscience) dont monte petit à petit la crue jusqu’à son inéluctable débordement ; autant la mise en scène de Tarr est sèche, stationnaire (quoique n’interdisant pas le mouvement, tant qu’il ne fait que se répéter, infini prisonnier d’une boucle), où s’étire jusqu’à craquer la contemplation dans la durée. Ce sont deux rythmes sans rapport, sans commune mesure — on ne pourrait plaquer l’un sur l’autre — et pourtant ce mystère, le miracle qui opère : nul ne mettrait mieux que Tarr les mots de Krasznahorkai en images, alors même que, lisant ce dernier, on ne se représenterait jamais ce qu’y trouve à figurer le premier. Les styles radicalement divergent, mais l’effet produit, chacun y appropriant les ressources propres à son vecteur, converge : hypnotique et lancinant.
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