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Béla ou László
Parmi les textes que je n’écrirai jamais, ou que j’écrirai peut-être un jour, il y a cette étude croisée des romans de László Krasznahorkai et des films qu’ils ont inspirés à son comparse Béla Tarr, étude dont les grandes lignes m’ont traversé l’esprit tandis que je visionnais la première partie de Sátántangó, adaptation fleuve par le second de l’œuvre du premier (à laquelle celui-ci a collaboré, en en écrivant le scénario, de même qu’il l’a fait pour Les Harmonies Werckmeister, tirées de sa Mélancolie de la résistance, ou Le Cheval de Turin, qui cette fois ne procédait d’aucun livre). Les idées que je formais alors me semblaient prometteuses, mieux encore, fulgurantes, mais tout écrivain honnête sait la difficulté de franchir la distance qu’il y a de la pensée (euphorique) à la page (laborieuse), et nombre de ces idées, faute d’avoir été mises encore fumantes à exécution, se sont évanouies depuis, ensevelies par l’incessant ronron du flux de conscience que happent mille autres préoccupations. Celle qui me reste, et que peut-être je restituerai trop pauvrement, la livrant sans pouvoir me replonger patiemment dans les textes et les films, est relative au fossé formel qui, à première vue, sépare les manières des deux hommes (et, partant, des deux arts) : autant est profuse l’écriture romanesque de Krasznahorkai, bien que généralement charpentée par une mince trame narrative et de vaporeux événements, autant elle s’écoule comme le torrent (comme peut être torrentiel, j’y reviens, le flux de conscience) dont monte petit à petit la crue jusqu’à son inéluctable débordement ; autant la mise en scène de Tarr est sèche, stationnaire (quoique n’interdisant pas le mouvement, tant qu’il ne fait que se répéter, infini prisonnier d’une boucle), où s’étire jusqu’à craquer la contemplation dans la durée. Ce sont deux rythmes sans rapport, sans commune mesure — on ne pourrait plaquer l’un sur l’autre — et pourtant ce mystère, le miracle qui opère : nul ne mettrait mieux que Tarr les mots de Krasznahorkai en images, alors même que, lisant ce dernier, on ne se représenterait jamais ce qu’y trouve à figurer le premier. Les styles radicalement divergent, mais l’effet produit, chacun y appropriant les ressources propres à son vecteur, converge : hypnotique et lancinant.
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