Le jour où je suis devenu cafetier

À la recherche d'une forme

2 août 2021

Cahier d'été (Partie 2/2)

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Fin de matinée. Alors que tout le monde est en balade, je somnole paisiblement au creux de l’alcôve du rez-de-chaussée comme un dimanche à la campagne. Trois coups subits sont frappés à la porte. Pris au dépourvu je sursaute et m’extirpe hâtivement du réduit tandis que déjà furètent deux yeux curieux sur un nez effilé à travers les carreaux. Le type m’est inconnu. Quel culot de fouiner ainsi chez moi, ai-je à peine le temps de penser qu’il ouvre carrément la porte sans attendre, et le voilà jaillissant à l’intérieur qui s’adresse crânement à moi comme un diable sur ressort sautant d’une boîte. Je crois avoir la berlue.

—       Bonjour, comment ça va ? Y a moyen d’avoir un p’tit café ?

Accent du sud enjoué, la soixantaine. Comme au bistrot. Il se frotte les mains à la perspective d’un bon petit café bien chaud dans l’auberge du coin, prêt à tailler le bout de gras avec le patron en bras de chemise et tablier — moi en l’occurrence, simple particulier, en survêt’ au milieu de la salle à manger d’un gîte rustique, dans un bled paumé, en pleines vacances.

C’est un randonneur, mais de ceux du dimanche, sac léger, mine dispose, baguenaudant par les sentiers champêtres. Dehors, son pote, qui ne doute de rien, se met à l’aise, s’assoit à la table devant la maison, s’accoude même, détaillant le panorama du village, attendant lui aussi comme de juste, je suppose, son café.

A posteriori, la méprise s’explique ainsi : profane voyant une pancarte « Gîte de France » sur la façade, il aura cru tomber sur un gîte d’étape, où l’on fournit le couchage et le couvert aux crapahuteurs, et non pas sur une maison de vacances en location privée. Par son allure de vaste auberge, assurément, la maison aura contribué à l’induire en erreur.

Sur le coup pourtant, mes idées ne sont pas si nettes : il a surgi avec tant d’aplomb que mes conceptions sont ébranlées, et j’en viens à prendre au sérieux l’hypothèse qu’il est dans son bon droit, et que la location du gîte à des fins personnelles ne m’exempte nullement de recevoir comme il se doit l’excursionniste dans le besoin. Bien sûr, c’est d’abord la mauvaise humeur qui parle, la mauvaise volonté, j’hallucine, je grommelle, je maugrée, comment ça un café, et pourquoi je lui servirais un café ? Le type n’a pas l’air de — ou ne veut pas — saisir, il n’avance ni ne recule, si bien que j’hésite, m’attendris, le fameux doute s’insinue : et s’il était établi par quelque charte tacite engageant l’occupant du gîte que celui-ci devait cafetière au passant ? Et si je rompais, en le chassant, un pacte sacré pour les gens de bonne volonté ? C’est que, amateur de randonnée, je ne voudrais pas être mesquin, ni risquer le mauvais karma, sinon qu’arrivera-t-il le jour où il me faudra toquer pour un caoua ? Et donc, tiraillé entre rosserie et bénévolat, ne sachant quel parti prendre, je finis par combiner les deux, redoutant aussi de me le coltiner trop longtemps, je lui signifie sèchement qu’il n’aura pas mieux qu’un vieux reste de café réchauffé au micro-ondes, et maintenant qu’il aille attendre dehors…

(À peine entré dans le métier, me voilà déjà parfait serveur parisien.)

Le type, cueilli à froid, s’exécute, tandis que je prépare deux tasses en pestant. Puis sors les servir, en pestant.

Du premier type, j’ai coupé la chique, mais son pote accoudé, n’ayant pas encore eu l’honneur du taulier, croit pouvoir engager la conversation. Il se met même en position, écartant une jambe, la main sur le genou, le coude à angle droit, le regard au large, s’imaginant déjà folâtrer avec moi parmi les lieux communs d’usage, et il ouvre les débats d’un « vous êtes pas mal ici dites-donc » que j’interromps immédiatement, pas d’humeur, ah ça non, sûrement pas : tout sauf la conversation ! Aoûtien en villégiature, tiré malgré moi de mon roupillon, je suis déjà bien aimable :  qu’ils boivent leur café et me foutent la paix, je rentre chez moi !

Ça bavarde quelques minutes dehors, puis le premier type, penaud, finit par entrer sur la pointe des pieds pour me rendre les tasses vides. Je suis à la vaisselle, lui tourne à moitié le dos, tandis qu’il se confond en excuses, et dégaine une pièce pour ma peine. C’est la goutte d’eau : je me sens tout à coup accablé, épuisé, surmené par tout ce fardeau, je dis non, par pitié, pas ça — je fais non de la voix, de la tête et des mains — mais il insiste et me laisse deux euros.

Puis ils s’en vont.

Cafetier

Last modified: 12 septembre 2021