Comment appréhender le phénomène du souvenir sans l’envisager comme résultant d’une empreinte laissée dans l’esprit, d’une trace profondément, quasi matériellement, inscrite dans l’âme ? Voyons d’abord le souvenir comme la remémoration d’une expérience. Lorsqu’elle a lieu, cette expérience apporte du neuf au répertoire de notre vécu, c’est-à-dire, si l’on tente de s’affranchir du registre de l’impression, que l’expérience nous fait ajouter de nouvelles ressources au périmètre des choses que nous pouvons exprimer, soit aux jeux de langage dont nous maîtrisons la logique.
À l’occasion de mes vacances, je découvre une nouvelle destination, en particulier les délicieux rivages d’une côte maritime jusqu’alors inconnue de mes sens. Le souvenir que j’en tirerai par la suite correspond peut-être simplement à l’élargissement de mon répertoire énonciatif. Les particularités concrètes de cette plage de sable fin là, telle que je l’expérimente pour la première fois, viennent alors s’ajouter au champ des significations possibles des propositions que je suis enclin à formuler pour tout ce qui concerne les plages. Ma définition personnelle de la plage s’enrichit, j’y ajoute de nouveaux énoncés élaborés par l’expérience. Mon souvenir pourrait-il être alors un nouveau savoir, ou plutôt l’extension des combinaisons que me permet ma maîtrise du langage ?
Ainsi le souvenir fonctionnerait-il comme le résultat d’un apprentissage. Pourtant, il s’avère souvent que j’oublie quelques années plus tard ces nouvelles combinaisons ; n’est-ce pas là la meilleure preuve que le souvenir est empreinte avant tout, puisqu’avec le temps celle-ci peut s’estomper, s’effacer jusqu’à parfois disparaître, comme la marée finit par recouvrir la trace de mon pas sur le sable ? Ou alors serait-ce que, à n’avoir plus manipulé un savoir acquis il y a trop longtemps, je ne puisse plus exercer sa logique propre — je ne sais plus en parler — de la même manière que de nombreuses années après avoir quitté les bancs de l’école, je ne sais plus manipuler adéquatement des formules mathématiques complexes ? Oui mais comment se fait-il que j’arrive encore à évoquer certain souvenir lointain tandis que j’ai définitivement perdu d’autres souvenirs temporellement plus proches ? Peut-être parce que, bien que lointain, j’ai eu depuis davantage d’occasions d’en exercer la logique, ou parce que cette logique se rapporte plus facilement à mes jeux de langage usuels ? Peut-être même l’ai-je tant évoqué de loin en loin que je l’ai régulièrement mis à jour, à seule fin de pouvoir le raviver à longue échéance, le transformant pour l’adapter à mon langage de l’instant sans même m’en rendre compte ?
Qu’en est-il alors de la madeleine de Proust et du phénomène aléatoire de la remémoration sensorielle, éveillée par quelque odeur, goût, son, vision, geste, couleur, sans la moindre préméditation ? Dirais-je alors que l’apprentissage, jusqu’alors aboli, ensommeillé, est réactivé par une circonstance extérieure ? Ce disant, ne retombé-je pas dans l’ornière de la mémoire comme empreinte dans l’âme, aussi enfouie fût-elle ? Sauf si le savoir issu de l’apprentissage traitant d’un objet aussi spécifique que la madeleine n’a de raison d’être remis en lumière, incarné, qu’en un contexte très particulier (manger la madeleine), et si c’est ensuite l’émotion suscitée par la résurgence exceptionnelle de ce savoir qui le nimbe de l’aura du souvenir comme trace forgée dans l’âme, sur la ruine de tout le reste ?
Last modified: 13 septembre 2021