Pas le temps d’écrire je vis avec cette idée dans la tête cette pensée lancinante me tourmente au point que je passe plus de temps à penser que je n’ai pas le temps d’écrire qu’à écrire et quand j’écris c’est une ou deux heures clandestines que je vole subtilise à la vie normale que tout un chacun se doit de mener de manière responsable ou productive c’est à dire sans écrire cette activité improductive par excellence dont personne ne peut vivre ou si peu de gens quelques mastodontes de l’industrie mais alors leur vocation n’est plus d’écrire mais de pondre en série tous les deux ans des petits produits manufacturés pour alimenter le marché et la presse en nouveautés et pour chaque heure clandestine que je subtilise à la vie normale de famille et professionnelle il me faudrait bien en vérité deux heures préalables pour m’y remettre me mettre en condition d’écrire si bien que pour chaque heure subtilisée il me faudrait en réalité en subtiliser trois et ainsi de suite et même parfois quand j’y arrive je veux dire à subtiliser trois heures je suis incapable de m’y mettre tant est forte la pression qui m’intime de parvenir à tout prix à écrire quelque chose de valable là maintenant tout de suite sans savoir quand j’aurai la prochaine fois l’occasion d’avoir du temps pour écrire si ce n’est dans une semaine dans dix jours dans trois semaines soit trop loin pour m’immerger m’enfoncer creuser forer en profondeur jour après jour extraire ma matière alors parfois même si j’arrive à subtiliser quelques heures clandestines je n’écris rien je n’y arrive pas d’avance de guerre lasse à quoi bon je préfère encore lire et je fais des calculs savants afin d’estimer combien d’années me seront nécessaires pour achever mon prochain roman parce que mon truc à moi c’est d’écrire des romans me faudra-t-il trois cinq ou dix ans ça dépend si j’écris seulement par-ci par-là dix ans ou si je me force à écrire chaque soir après avoir couché mon fils bien que je sois éreinté de ma journée cinq ans ou si je me lève chaque jour à quatre heures du matin trois ans mais c’est intenable d’écrire aux aurores de travailler tout le jour et d’avoir une vie familiale le soir alors je dois me contenter d’écrire de loin en loin clandestinement mais figurez-vous que ça n’a pas toujours été le cas car il fut un temps où j’avais du temps pour écrire où du moins je m’en ménageais suffisamment c’était à l’époque où j’écrivais mon deuxième roman mais alors mon souci c’était de n’être pas publié n’avoir aucun succès et comme je me ménageais du temps il m’en restait peu pour travailler c’est à dire gagner ma croûte et je vivais chichement si bien que j’éprouvais d’autant plus de frustration de n’être pas publié non pas à vrai dire qu’aujourd’hui j’aie le moindre succès en littérature ça se saurait ni que je sois publié si ce n’est par moi-même mais je souffre moins qu’à l’époque de n’avoir pas de succès parce que ma vie est par ailleurs bien remplie et que désormais je la gagne tout à fait correctement l’argent n’est plus un problème le problème c’est le temps pour écrire et le fait qu’il faille absolument travailler pour se nourrir avoir une profession absurde qui vous vampirise et vous empêche d’écrire mais faut-il crever de faim pour avoir le temps d’écrire ou se dégoter une planque je ne sais pas moi quelque part dans je ne sais quelle administration poussiéreuse avec pléthore de congés où l’on consent à s’ennuyer le jour contre davantage de temps libre ou retourner vivre à quarante ans aux crochets de ses parents abandonner femme et enfant pour jouer l’anachorète le maudit en guenilles vivre dans un taudis sous les toits financé par papa qui vous fait bien sentir l’indignité d’une telle déchéance mais je n’ai aucune intention d’abandonner femme et enfant ni de vivre aux crochets de mes parents ni de devenir fonctionnaire ni d’avoir du succès je voudrais simplement du temps pour écrire.
Last modified: 29 septembre 2021