Il y a trois mois, j’ai fait cette expérience étrange

À la recherche d'une forme

16 mai 2022

06/05/2022

Il y a trois mois, j’ai fait cette expérience étrange, difficile à restituer, lors d’un dîner avec quelques vieux amis à l’occasion de mon anniversaire : tout à coup, à une heure avancée de la soirée, légèrement embrumé par l’alcool, je me suis senti complètement vide, ou transparent, comme réalisant brutalement que mon moi n’avait aucune existence propre : aussi bien je n’étais personne, ou rien de plus qu’une coquille, une enveloppe sans contenu déterminé. Ce fut une sorte de vertige passager, qui me rendit profondément mélancolique, une révélation négative que j’attribuai au fait qu’il n’avait jamais été question de moi-en-tant-qu’écrivain, au cours de ces quelques heures passées à renouer avec des amis que, par la force des choses, je vois désormais rarement. Jamais, alors que nous nous racontions les uns aux autres, mon être-écrivain ne fut mis sur la table, si je puis dire. Cette facette de ma personnalité n’existait plus. Je me suis senti complètement vide, comme si seul mon dévouement à la littérature pouvait me conférer quelque épaisseur ontologique.

Appelons ça ma near vanishing experience.

L’autre jour, tandis que j’attendais le bus 323 à Mairie d’Issy. C’est un véritable terminal où confluent différentes lignes. Devant l’arrêt d’une autre ligne, situé juste à gauche du mien, stationnait un bus vide, et sans chauffeur, ainsi que je m’en assurais en scrutant à l’intérieur, car pourtant le bus était animé d’un mouvement inexplicable. À intervalle régulier, il se surélevait puis s’affaissait au niveau de ses roues avant dans un grand bruit de soupape, un grand pschhhhhh, comme si ses amortisseurs se tendaient et se détendaient sous l’effet du rythme cardiaque du bus qui donc, semblait-il, respirait, ronflait même, peut-être, dans son sommeil. Ou était-ce un hoquet ?

« Dans le passé, je pensais que la meilleure façon de passer les anniversaires était de rester caché et d’opter pour un ostracisme de journée unique : m’éloigner, aller dans le secteur inconnu ou peu fréquenté de la ville pour me consacrer à errer toute la journée comme si j’étais un autre, ou du moins comme si je n’existais pas ou comme si je n’étais carrément personne ; ou adopter une personnalité quelconque pour vingt-quatre heures etc. »


Extrait de ‘Mes deux mondes’, de Sergio Chejfec (édition Passage du Nord-Ouest, traduction Claude Murcia). J’ai lu ce livre il y a quelques jours après que Jérôme Orsoni l’eut recommandé sur Twitter, à l’occasion du décès de son auteur. J’ai eu de la chance : il est épuisé, et d’après le site Place des Libraires, il n’en restait que deux exemplaires, dont l’un aux pages jaunies dans une librairie de Saint-Ouen, où je fis un saut depuis Saint-Lazare à la pause déjeuner…
Expérience
Bolivie, entre Torotoro et Cochabamba (2005)

Last modified: 4 juillet 2022