La première (et dernière) librairie que j’ai personnellement démarchée

À la recherche d'une forme

4 juillet 2022

07/06/22

La première (et dernière) librairie que j’ai personnellement démarchée avec mon Jouvence auto-édité sous le bras m’a poliment éconduit. C’était une librairie coquette du 17ème arrondissement, avec ses étals bien achalandés en nouveautés ineptes, j’y suis allé pendant ma pause déjeuner, prenant mon courage à deux mains, débitant mécaniquement les phrases que j’avais ruminées. Petit moment de malaise, pour moi comme pour le libraire, je ne sais même plus si finalement je lui ai quand même laissé un exemplaire, il me semble bien que oui. Après vérification dans mon fichier de suivi, oui, je lui ai laissé un exemplaire. Pourtant, dans mon souvenir, lui ne m’a laissé aucun espoir. Pourquoi donc a-t-il quand même pris mon exemplaire ? Ou bien est-ce mon souvenir qui me trahit ? Ne m’a-t-il communiqué sa décision que plus tard, au téléphone par exemple ? Une chose est sûre, je ne suis jamais retourné dans cette librairie, et n’ai jamais récupéré mon exemplaire.

J’avais repéré une autre librairie dans le quartier, genre librairie engagée, gauchiste à fond, je m’étais dit qu’ils ne pourraient pas refuser l’hospitalité à un auteur en marge du système, mais après m’être pointé une première fois devant la librairie fermée, puis avoir différé à plusieurs reprises une nouvelle tentative, j’ai abandonné l’idée.

Ce n’est déjà pas drôle de faire du démarchage, mais alors si c’est pour fourguer sa propre œuvre, qui plus est sans avoir derrière soi la moindre légitimité éditoriale, je ne vous dis pas l’angoisse. Sans compter que ce n’est naturellement pas mon truc, le démarchage : je n’ai pas vraiment la fibre commerciale. La première fois où j’ai été amené à en faire, c’était en 2004 au Pérou. Moi, le stagiaire gringo, le trac au ventre, je démarchais des entreprises locales pour quémander des dons au nom d’une association. Autant vous dire que je n’ai pas fait de miracles… (C’est d’ailleurs évoqué dans Jouvence, figurez-vous, mais n’allez pas croire que c’est un roman autobiographique !)

Et pourtant, j’aurais considéré comme un terrible échec que mon livre ne soit pas présent dans au moins une librairie. En tout cas je m’en serais voulu de ne pas tenter davantage ma chance avant de m’avouer vaincu. Au fond ça ne rimait à rien, ce n’est pas pour le nombre dérisoire d’exemplaires que j’ai finalement écoulés par ce moyen, mais le symbole m’importait. C’était un accomplissement nécessaire, sans cela mon projet m’aurait semblé comme tué dans l’œuf. Je me suis donc fait aider de certains de mes proches — mes représentants en quelque sorte, grâce leur soit rendue — qui faisaient ça bien mieux que moi, et m’ont soulagé de cette corvée. Ils ont réussi à placer mon roman dans quatre librairies : une à Paris, une à Pantin, une à Issy-les-Moulineaux et une à Moulins. Et puis ça m’a suffi, je n’allais pas passer ma vie à seriner mon entourage avec ça. Nous avions prouvé que c’était possible : I had made my point. 

Figurez-vous que sur les quatre, deux ont été irréprochables, la librairie d’Issy et celle de Paris : elles m’ont payé mes exemplaires d’avance, rubis sur l’ongle. La librairie située à Paris m’a même demandé un exemplaire supplémentaire un peu plus tard. En revanche, pour Pantin et Moulins, bien que je sache pertinemment qu’elles en ont vendu (j’ai mes informateurs !), elles ne m’ont jamais payé. J’ai relancé une fois celle de Pantin, qui m’a fait attendre un peu, n’ayant vendu qu’un exemplaire, pensant pouvoir en vendre plus, mais elle ne m’a jamais recontacté par la suite. Celle de Moulins, je ne lui ai même pas écrit. J’ai autre chose à faire que de courir après trois francs six sous, si les gens ne sont pas assez honnêtes pour s’en acquitter de leur propre chef auprès de moi. Je m’en fous : je n’ai jamais fait ça pour l’argent, mais pour que vive mon livre, si modeste soit sa diffusion. Accordons-leur le bénéfice du doute : ce n’a peut-être été que négligence sans malice de leur part. Mais tout de même. Faible avec les forts, fort avec les faibles, comme on dit…

On s’étonne parfois que je ne passe pas tous mes week-ends à courir les librairies. En tant que livre, mon roman aura existé, certes de manière éphémère et confidentielle, mais il aura existé.

Et surtout : il continuera d’exister, au meilleur endroit possible. Désormais accueilli par mon frère bouquiniste, il va couler paisiblement ses vieux jours dans une boîte de la rive droite, entre le pont Louis Philippe et le Pont Marie. Si vous passez dans le coin, allez-y, et dites à mon frère que vous venez de ma part, il vous fera un prix d’ami !

Quant à moi, je peux passer à autre chose.

Librairie
En bonne compagnie

Last modified: 6 juillet 2022