Tour et détours du soupçon (2/2)

À la recherche d'une forme

8 août 2023

Cahier d'été Libre Exercice

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C’est que, depuis quelques années, pour la première fois depuis la fin de l’ère Armstrong, après une accalmie du soupçon durant laquelle peu d’invincibles ont émergé (il y eut bien Froome, Contador, certes un peu suspects, mais dans des proportions moindres, plus modestes ceux-là sans doute dans la distillation de leurs cocktails), on se remet à pulvériser les records. On nous dit vous n’y pensez pas, et la diététique, les gains marginaux, la technologie des vélos, ça n’a plus rien à voir avec avant, on progresse à pas de géant ; rien à voir si ce n’est qu’avant, c’était exactement pareil, Armstrong étant censé avoir porté le professionnalisme de la préparation à des niveaux de rigueur et de précision jamais atteints : que je sache, courait-il sur un vélo en plâtre, mangeait-il du cassoulet au réveil, s’entraînait-il tous les trente-six du mois ? Il y a ce type notamment, Antoine Vayer, ex-entraîneur de la Festina, qui calcule en équivalents watts la puissance développée par les coureurs tout au long des grands cols, sans négliger ni la déperdition due à la transmission entre le pédalier et la roue arrière, ni le frottement de l’air en fonction de la force du vent, ni la rugosité de la route, ni d’autres facteurs encore, pour comparer entre elles, toutes choses étant rendues égales par ailleurs, les performances des coureurs ; puissance dont la mesure directe effectuée au sein de certaines équipes grâce à des capteurs, quand il y a eu accès, a corroboré ses propres chiffres avec une marge d’erreur de deux pour cent. Que nous dit-il, dans son style fleuri, fleurant aussi l’incurable obsession du lanceur d’alerte qui prêche dans le désert ? Que Vingergaard et Pogacar égalent Armstrong en puissance, le surpassent même dans plusieurs cols, et rivalisent allègrement avec le Pantani de la grande époque, chargé comme une mule, qui avalait comme des cacahuètes les plus aigus des pourcentages. Qu’ils outrepassent largement les limites du seul potentiel humain — Vayer les appelle mutants — creusant des écarts impossibles avec leurs concurrents.

soupçon
La puissance des vainqueurs, calculée par Antoine Vayer et Frédéric Portoleau

On parle là de la puissance moyenne développée durant l’ascension complète de cols hors catégorie en altitude, qui viennent parfois conclure une étape après deux ou trois cols déjà éreintants, après plus de trois mille mètres de dénivelé positif, avec des pentes finales raides comme des pistes rouges, et quand on y réfléchit sérieusement, on comprend qu’à ce stade de l’effort, les fameuses « avancées technologiques » ne peuvent offrir qu’un avantage faiblement significatif — à moins que les vélos ne roulent tout seuls, équipés par exemple d’un moteur miniature indétectable, autre soupçon qui a déjà couru comme une rumeur invraisemblable —, que les gains marginaux idem, comme d’ailleurs leur nom l’indique, et qu’aucune diététique, si vitaminée soit-elle, ne saurait offrir ce surcroît d’énergie qui autrefois requérait, pour des performances similaires, un savant dosage d’explosifs. Le patron de la Jumbo-Visma a beau jeu de railler les coureurs de l’équipe Groupama-FDJ qui s’autorisent une petite bière lors du jour de repos : insinuerait-il donc qu’il réside là, dans l’abstinence de houblon, le secret d’hygiène qui permet à Vingergaard de clouer Thibaut Pinot sur place dès que lui en prend l’envie ? Si l’on prête foi à ces fadaises, c’est peut-être qu’on ne considère déjà le corps humain que comme une machine à optimiser, un moteur à faire carburer, et en effet dans une telle perspective, en quoi le dopage pourrait-il être un problème ? Ce n’est qu’un réglage parmi d’autres — du fine-tuning en somme.       

De fait, nos champions sont déjà des hommes bioniques mûris en laboratoire et nourris au compte-goutte en intraveineuse. Aucun sport ou presque n’échappe au raffinement positiviste, ni sans doute à sa corollaire tentation pharmacologique : même chez les boulistes on doit pouvoir trouver des stéroïdes. Un collègue se plaisait à me raconter — mais je n’ai jamais vérifié si son assertion reposait sur quelque élément fondé, ou si c’était juste un cancan — qu’au tennis la mode était aux produits décuplant l’acuité visuelle, avantage concurrentiel certain quand l’échange fuse communément à cent quatre-vingts kilomètres-heure. Et Djokovic, connu pour se rendre aux vestiaires aux instants les plus critiques, est-on vraiment assez naïf pour croire alors qu’il n’y va que pour pisser ? Pourquoi s’acharner sur le vélo tandis qu’on laisse jouer Nadal sur une jambe, gavé d’anti-douleurs ?

(D’autres voudraient tellement croire à la fable de la propreté retrouvée qu’ils osent traiter de complotiste quiconque émet le moindre doute, comme si Tour et dopage relevaient de toute éternité d’idiosyncrasies parfaitement incompatibles. On nous a déjà fait le coup : après le grand ménage Festina, ne nous a-t-on pas promis la main sur le cœur que cette fois pour de bon c’était la dernière ?)

Rappelons l’évidence : le cyclisme, avec le culturisme et l’athlétisme, est de ces sports qui font la part belle à l’endurance et à la puissance pures au détriment de l’habileté, non pas qu’ils n’en requièrent aucune — il suffit de me voir tenter de prendre un départ de sprint dans un starting-block pour s’en convaincre —, mais il faut bien reconnaître que, étant des sports sans être tout à fait des jeux, ils s’incarnent en un nombre extrêmement réduit de règles et de figures, et font peu appel à la dextérité, ou à l’inventivité pour laquelle on n’a pas encore trouvé, à ma connaissance, de stimulant qui n’oblitère pas dans le même temps toute possibilité de coordination musculaire — je pense par exemple au LSD ou aux champignons hallucinogènes, qui en un sens peuvent certes vous rendre plus créatif (sans doute un peu trop, même…), mais bien incapable de tenir sérieusement la moindre raquette. À Wimbledon, le dopage vous sera toujours moins utile que sur le Tour, où l’on peut voir des coureurs inconnus au bataillon, pourvus d’un piètre palmarès, jaillir du jour au lendemain du néant. Figurez-vous que c’est justement le cas de Vingergaard…

Il y a aussi que la question du dopage, qu’on le veuille ou non, est historiquement devenue consubstantielle au Tour, comme elle le fut aux équipes sportives de RDA, s’y étant matérialisée sous la forme d’une machination quasi institutionnelle, à ciel ouvert. On y pense moins en regardant un match de foot, ce qui n’empêche certainement pas que les joueurs prennent je ne sais quoi dans les vestiaires, mais de façon sans doute trop marginale ou secrète pour faire système. À chacun ses impondérables : pour le cyclisme, ce ne sera pas l’humeur de l’arbitre, ni l’entretien de la terre battue, ni la fraîcheur de la neige, mais le pot belge, et tout le monde de se demander qui, parmi le peloton, en a pris, curieux de connaître en outre la recette des produits de toute dernière génération. Nul doute que sur ce terrain-là aussi, on progresse comme de juste à pas de géant, n’est-ce pas ?

À défaut d’établir la preuve et d’authentifier l’injustice, à défaut aussi de boycotter un spectacle pipé d’avance mais qu’on chérit, à défaut enfin de s’enfermer dans la posture de l’incorruptible qui sans cesse accuse et dénigre, mais d’une certaine manière ne vit pas moins sur la bête, peut-être faut-il déjà revoir, en tant qu’amateur, ses propres priorités, et renoncer tout simplement au classement général, pour s’émerveiller encore du Tour. Il ne suffit pas de se rabattre du favori sur le second ; c’est déjà ce que tout le monde fait — depuis toujours. Finissons-en avec le syndrome Poulidor. Renonçons aussi à ceux qui tutoient ces deux-là, les fréquentent de trop près. Au diable les héros sans âme. La vie du peloton est ailleurs, dans tout ce qui vient éclipser le bon ordonnancement du scénario. Le coup de Jarnac de Victor Lafay qui s’échappe sous la flamme rouge à Saint-Sébastien et s’impose d’un cheveu en roublard, coiffant au poteau le bataillon des sprinters lancés furieux en contre-attaque, prêts à lui rouler dessus si nécessaire. Le tour d’honneur de Thibaut Pinot, sous la forme d’un raid en solitaire, prenant le large à la pédale dans l’avant-dernier col de l’avant-dernière étape, pour en franchir le sommet seul en tête, où l’attendait massé en nombre son fan club qui avait renommé le virage à son nom pour l’occasion, et lui fit une telle ovation qu’il dût bien en avoir la chair de poule ; qu’importe qu’il ait payé cher par la suite cette imprudence, avalé par les leaders mutants dans le final. Peu importe la gagne pourvu qu’on ait le panache : voilà une maxime que n’aurait sans doute pas reniée Jacky Durand, roi des baroudeurs des années quatre-vingt-dix et infatigable perdant. Et que dire de cette séquence incroyable, où l’on voit Benoît Cosnefroy, déjà loin derrière le groupe de tête, s’arrêter en plein milieu de la redoutable ascension de Joux-Plane et mettre le pied à terre pour communier avec son public en délire, sauter, chanter, soulever son vélo, faire la fête parmi eux ?

Ce public du Tour, braillard et turbulent, beauf et tant moqué, qui se farcit des embouteillages monstre en camping-car, qui poireaute avec armes et bagages toute la sainte journée sur le bord de la route, qui s’arrache les mini-saucissons, les mini-camemberts et les casquette fantaisie jetés à la cantonade par les hôtesses de la caravane publicitaire, qui se pochtronne à la bière dans la fumée des barbecues, tout ça pour quelques secondes à peine d’attraction — j’ai moi-même eu le bonheur, il y a une vingtaine d’années, de m’adonner une fois à tous ces vices avec une bande de copains, dans les pentes pyrénéennes du Tourmalet : quels souvenirs ! —  n’est-ce pas lui pourtant qui détient la clé de la sagesse ? 

Last modified: 7 mars 2024