Assouplissement (de l’esprit ?) à la négation puis, comme de juste, à la négation de la négation, ce serait ce qui apparenterait, mutatis mutandis, le surréalisme, pour tout ce qui touche à la sphère de la pensée ou du langage, au matérialisme historique, cantonné lui à la sphère socio-économique, selon une appréhension toute hégélienne du marxisme, si l’on en croit le Second manifeste du surréalisme, qui prend un tour drastiquement politique par rapport au premier, s’abreuvant quant à lui quasi-exclusivement aux sources freudiennes d’où jaillit l’inconscient (et partant, le rêve, l’imaginaire, le merveilleux, soit le terrain de jeu par excellence du surréalisme). On comprend qu’avec la pensée, on se situe tout de même un cran au-dessus de l’économique, même si Breton plaide avec fausse modestie la non-concurrence, l’étanchéité entre les deux sphères : entre les lignes, on le soupçonne plutôt de s’arroger un supplément de noblesse, le surplomb de l’abstrait (ne serait-ce d’ailleurs pas une sorte de contresens pour Marx, selon qui les conditions matérielles déterminent les idées ?).
(Pour l’anecdote, petit pas de côté : à propos d’Hegel, voici ce qu’en dit Léon Bloy, avec son sens foudroyant du quolibet, dans ce vibrant hommage dédié à Villiers de l’Isle-Adam en dépit même de l’allégeance de ce dernier (lui aussi !) à l’abscons dialecticien : « cuistre allemand », « triste boudin philosophique », « le grognant », « l’écolier de la choucroute », « puissance affreuse de la méchante sottise ».)
Breton a beau jeu dès lors de rejeter dans le même mouvement l’invitation qu’il semble s’être faite à lui-même d’incarner via l’art le mouvement politique auquel il proclame adhérer. Accordons-lui au moins qu’il est trop honnête pour cela : l’écrivain est trop bourgeois pour traduire les aspirations de l’ouvrier qui, de son côté, est trop harassé, aliéné encore, pour accoucher d’une culture. Tout cela attendra donc l’avènement de la révolution, et d’ici là, Marx et Lautréamont se contenteront de guider parallèlement leurs émules, chacun dans son couloir. Au fond, c’est tout au mérite de Breton de ne pas se mettre un tel boulet au pied, d’éviter de vouer son école aux bassesses des arts officiels, cet écueil où s’est vautré Aragon. Mais alors, pourquoi tant se mêler de politique, tout à coup, si ce n’est pour en tirer quelque bénéfice symbolique ? C’est aussi qu’on voit mal pourquoi le surréalisme se soucierait tant de l’émancipation des hommes, quand bien même cette charité s’exercerait en faveur des seuls dominés, si en parallèle, selon la saillie bien connue qu’on ne s’est pas privé de reprocher à Breton, « l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » Est-ce donc un humanisme, ou une misanthropie ?
Au détour de la page 101 (dans l’édition Folio essais que j’ai empruntée à la médiathèque), je trouve formulé on ne peut plus clairement ce credo qui, latent chez d’autres, m’a toujours gêné : « On feint de ne pas trop s’apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l’homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie. » Passons d’abord sur cette conséquence toute personnelle en ce qui me concerne que s’il en était vraiment ainsi, il me faudrait rendre sur le champ mon tablier, pour cause de sensibilité obsolète, car maintes phrases douées de sens parviennent encore à m’émouvoir. Passons également sur la manière dont la fausse évidence est assénée : voilà un fait apparemment acquis dont on ne ferait que retarder la ratification, d’après quelle science, on se le demande (on suppose qu’il sous-entend encore la psychanalyse : l’inconscient gouverne nos émotions, faisons-lui gouverner la poésie et la poésie gouvernera nos émotions, mais comment Breton sait-il au juste qu’il a « mis la main » sur cette « matière première », comme il l’écrit lui-même plus loin, si tant est qu’elle existe ? Se pourrait-il par exemple qu’il ne fasse que mimer une telle chose, telle qu’il se la représente ?), à moins que ne suffise à le justifier quelque intuition sublime du poète, ce qui rendrait l’argument à peu près circulaire. Mais quand il écrit « chez l’homme », de quel homme Breton parle-t-il donc ? Procédons par élimination : pas du prolétaire, dont il a admis plus tôt qu’il n’était pas encore mûr pour digérer tant d’audace… Lui-même répond directement à ma question : « cet homme n’est pas encore tout homme et il faut lui laisser ‘le temps’ de le devenir ». En réalité, il ne parle que de (et à) l’avant-garde, du moins celle qu’il mène (le surréalisme c’est lui, voilà bien une chose au moins qu’on ne peut pas lui enlever, et les purges successives auxquelles il se livre dans ses différents manifestes sont là pour nous le rappeler), il ne parle que de — et permettez-moi de me tourner pour l’occasion vers Gombrowicz qui pourfend ce genre d’attitude dans son bien nommé Contre les poètes, sans pour autant exiger de la poésie une intelligibilité de principe — la communion unilatérale entre gens identiques : « Il n’est pas du tout mauvais que le Poème moderne ne soit pas accessible à tout un chacun — il est fâcheux, en revanche, que ce soit la communion strictement unilatérale entre mondes identiques et gens identiques qui le suscite ! » Et Gombrowicz de préciser plus loin sa pensée, cherchant un précaire entre-deux entre l’avant-gardisme complaisamment muré dans son hermétisme, et la littérature débonnaire qui de toutes ses forces se conforme aux attentes du public : « Et si je n’écris pas pour le peuple, j’écris pourtant comme quelqu’un qui est menacé par le peuple ou qui en dépend, ou qui est créé par lui. » C’est que, qu’on le veuille ou non, la littérature est une forme de communication.
Pour être la seule avant-garde qui vaille, encore faut-il éliminer la concurrence, du côté du roman notamment, « genre inférieur » selon Breton, sous-produit littéraire, même s’il ne s’interdit pas d’accorder un certain mérite à quelques-uns de ses représentants qui trouvent malgré tout grâce à ses yeux (il cite par exemple Le moine, roman gothique de Matthew Gregory Lewis qui, « dépouillé d’une partie insignifiante de son affabulation romanesque […] constitue un modèle de justesse, et d’innocente grandeur »), le summum de la noblesse artiste restant pour toujours acquis à la poésie. C’est donc tout naturellement à Joyce qu’il s’en prend dans Du surréalisme en ses œuvres vives (1953), coupable selon lui d’« élaboration d’une œuvre littéraire (c’est Breton qui souligne) tendant à surclasser par ses audaces les précédentes, mais dont l’appel aux ressorts polyphonique, polysémantique et autres suppose un constant retour à l’arbitraire », tout le problème semblant résider dans cet arbitraire que le surréalisme se fait fort d’éliminer. Rien d’arbitraire donc dans l’inconscient, qui serait la seule parfaite expression, sans aucune médiation, de l’être. Ah bon. (Détail amusant : si le surréalisme, soit l’inconscient remonté tel quel à la surface, se moque bien du sens ou de la logique, il n’en respecte pas moins la grammaire : « L’expérience a montré qu’y passaient fort peu de néologismes et qu’il n’entraînait ni démembrement syntactique ni désintégration du vocabulaire ». C’est qu’il a tout de même un minimum de tenue, l’inconscient !).
Et dans le cas du roman, ce déplorable arbitraire, comment doit-on le comprendre, où se niche-t-il ? C’est bien sûr La marquise sortit à cinq heures, ce genre de phrase qu’on est censé trouver dans les romans, raison pour laquelle Valéry aurait refusé de se rabaisser au genre. Breton n’aime pas qu’on lui raconte des histoires (et sous ce motif assassine avec une ironie mordante, qui d’ailleurs fait mouche, un court paragraphe de Crime et châtiment où Dostoïevski décrit une chambre au papier peint jaune). Moi j’aime bien qu’on m’en raconte, des histoires (pour peu qu’il ne soit pas à tout bout de champ question d’une marquise qui sortirait à cinq heures, certes) et circonstance aggravante, j’aime bien aussi en raconter. Sue me !
(Mais par ailleurs, ces quelques réserves théoriques mises à part, découverte pour moi tout à fait fructueuse de la prose remarquablement dense de Breton, notamment dans l’inclassable texte intitulé Arcane 17 : idéaliste invétéré — ah, l’Amour (passion de corps et d’esprit), la Liberté (de préférence dans les phalanstères de Fourier…), LA Femme (au singulier universel : de nos jours ça risquerait de coincer !) —, étonnant visionnaire à qui l’avenir semble toujours avoir donné à moitié tort et à moitié raison.)
Last modified: 2 novembre 2024