En quête d’une nouvelle voie d’appréhension critique du genre de régime, ou de système, sous la férule duquel nous vivons — du monde en somme — sans céder à l’antienne obligatoire qu’ânonne tout littéraire qui se respecte, ce déshérité revanchard : l’ogre capitalisme, cristal de tous les maux, principe névralgique d’où sont irriguées toutes les ramifications du vice. Commode cause dernière, mais comment s’extirper du mot qui seul suffit à décliner l’infini des préjudices, si nul n’échappe à sa logique, hormis le zadiste, l’autosuffisant, le Thoreau dans ses bois ? Toute marge annexée aussitôt qu’elle émerge, absorbée, digérée, fructifiée par les marchands, ainsi qu’ont dit Deleuze et Guattari, à moins que ce ne fût Baudrillard, à moins que ce ne fût Debord, à moins que ce ne fût l’École de Francfort, à moins que maints autres, ne serait-ce que Marx, bien sûr, déjà ? Qui nous fera voir ce problème sous un angle neuf ? (Ceci est une manière de préambule à d’autres réflexions : j’y reviendrai plus tard)
Souvent je me promets d’écrire sur les livres, pétrir une ou deux pages de leur passage sous mes yeux. Mais la routine toujours m’ensevelit : je ne puis produire qu’à faible dose. Telle miette de mes jours pour mon roman, telle autre pour une idée qui tout à coup m’obnubile, pour combien qui sont perdues ? Abattement d’avance, quand je sais ne pas pouvoir creuser l’étude aussi profond qu’il faudrait : à quoi bon de bêtes notes de lecture, et qui attend les miennes ? Cette année j’aurais bien rendu compte, par exemple, de ma rencontre avec l’œuvre de l’Isle-Adam, de l’affinité qu’avec lui je me suis senti, sa fantaisie, son fantastique, sa poignante course à la reconnaissance (moi qui ne me permets jamais de parler littérature à mes amis, puisqu’à quoi bon vu que ça n’intéresse personne, je me suis même pris l’autre jour à raconter L’Ève future en société lors d’un apéro, me donnant du courage ainsi : au fond, qu’on écoute ou pas, tout le monde raconte quand même ses petites histoires privées, pourquoi n’irais-je pas raconter une histoire écrite par Villiers, qui a le mérite au moins d’être publique, et qu’importe si tout le monde s’en fout sauf moi ?). À défaut, voici une autre de ses histoires : quelque orchestre français, au sein d’une vénérable institution, déchiffre une partition révolutionnaire, c’est la musique allemande du futur (Villiers admirait Wagner, puis le connut personnellement). Non pas que le chef se refuse à tant d’audace (il n’avouerait son à-contrecœur académique que soumis à la torture), mais une incompatibilité majeure l’empêche, une excuse bien trouvée : c’est que figure, parmi les instruments requis, un chapeau-chinois, soit « une perche ornée d’un pavillon surmonté d’un croissant » auxquels sont suspendus des grelots, soit une percussion de fanfare militaire à peu près impossible à décrire (d’où mon recours ci-dessus à la définition qu’en donne l’Encyclopædia Universalis) et dont plus personne en France, justement, ne joue — ou presque. Le chef s’en voudrait terriblement de défigurer l’art du maître : un tel manquement sauterait à l’oreille ! Qu’à cela ne tienne, les musiciens se font fort de débusquer dans sa mansarde le dernier vivant spécialiste du rare instrument, compositeur entre autres, voyez-vous ça, d’un superbe concerto pour trois chapeaux-chinois, d’un fabuleux septuor de chapeaux-chinois et d’une non moins mémorable ouverture pour cent cinquante chapeaux-chinois. Et le vieux virtuose d’accepter de se joindre à l’orchestre, il y met même toute sa bonne volonté. Las, sa partie est hérissée de difficultés insurmontables : un crescendo de silences, rendez-vous compte ! « C’est du charivari ! dit-il, l’Art est perdu ! Nous tombons dans le vide. » Il renonce alors, trébuche et disparaît dans la grosse caisse dont il a crevé la peau dans sa chute.
(Une note de bas de page indique que l’Isle-Adam en voulut au premier mécène qui édita son conte d’avoir pris celui-ci pour une farce, à qui donc il retira sa dédicace initiale, pour l’offrir plutôt à Wagner, sous ce titre énigmatique qui recèle sans doute une meilleure clé de lecture : Le secret de l’ancienne musique, qu’emportait avec lui l’instrumentiste en voie d’extinction.)

Last modified: 11 novembre 2024