Lire l’épisode précédent : où l’on se met doucement en jambes.
Il est de bon ton en effet, et facile, et mérité peut-être, et drôle aussi sans doute quand c’est bien senti, de railler le sadomasochisme des joggeurs urbains qui serrent les dents, ahanent, suent et blêmissent en trottinant d’une foulée souvent lourdaude sur le bitume qui leur casse les chevilles et les genoux et les hanches, qui se harnachent de lycra, de gilets-sacs-à-dos en polyester, de gourdes ou pire, d’une poche à eau conférant à celle-ci un infâme goût de polyuréthane — du moins on suppose que c’est cet arôme paradoxal de croupissement aseptique qu’aurait, si on on mangeait, le polyuréthane dont sont apparemment faites les fameuses poches aussi appelées, je le découvre, vessies d’hydratation, ce qui ne les rend pas plus glamours —, de baskets hors de prix, tout un équipement de compét’ pour trimballer laborieusement leur carcasse endolorie par tous les trottoirs de la ville, tout en noyant leur souffle déjà trop court, et qui n’avait pas besoin de ça, sous les émanations toxiques des hydrocarbures.
Et comme si ce spectacle n’était pas assez dissuasif, les voilà qui s’y enrôlent les uns après les autres, se multiplient, se doublent et se croisent à tout bout de champ, forment des équipes voire des troupeaux voire des congestions monstres, et voilà l’aube auparavant assoupie du dimanche matin, si tranquille, si déserte, muée en un cross-country survolté, annexant à son parcours labyrinthique jusqu’à la plus insignifiante impasse : il en a le tournis, le brave type en béret-charentaises en quête de sa baguette et son croissant, et manque à chaque pas d’être renversé. Et comme si la lie manquait encore au calice, on ne s’arrête pas en si bon chemin, je veux parler du moins des plus acharnés — les plus harnachés aussi, ça n’est pas une coïncidence — qui, en élitistes soucieux de s’extirper de la masse, voguent vers d’autres cieux moins fréquentés, où l’oxygène est plus pur mais aussi plus rare ; ceux-là sont assoiffés de D+ — comprendre « dénivelé positif » —, traquant les ultra-trails les plus douloureux sur toute la surface du globe, Ultra-trail du Mont Blanc (170 km, 10 000 m de D+), Diagonale des fous (Île de la Réunion, 170km, 10 500 m de D+), Tor des géants (Italie, 330 km, 24 000 m de D+) etc., il y en a des comme ça à la pelle, à croire que le dépassement trouve toujours le moyen de se dépasser lui-même, et qui vous racontent ensuite leurs expériences limites comme un banal trajet de métro le lundi matin, vertiges et hallucinations, somnambulisme marathonien, panne musculaire fatale consécutive à l’épuisement des réserves de glycogène (« frapper le mur », dans leur jargon), érythèmes en feu sur toutes les surfaces exposées aux frottements, tétons sanglants notamment — malgré le polyuréthane du débardeur, ou le polyester, ou que sais-je encore —, vomissements, métatarsalgie des orteils, hernies, tendinites et compagnie. Mais voilà, n’eût été peut-être le bilan carbone du déplacement, ces gens-là ne font de mal à personne tout en disant se faire du bien, quoiqu’ils en aient une définition un tantinet baroque. Au passage, est-on moins maître de soi parce qu’on suit une mode ? Celle-ci assujettit-elle l’homme ou ne fait-elle que le révéler ? Et qui n’est pas partie prenante d’une mode ou d’une autre dans notre vieux monde où tout a déjà été fait ? Les courants artistiques et littéraires eux-mêmes, ne s’avèrent-ils pas d’ailleurs des modes comme les autres, avec leurs innovateurs (innovators), leurs primo-adoptants (early adopters), leur majorité précoce (early majority), leur majorité tardive (late majority) et leurs retardataires (laggards — tiens, ça sonne un peu comme ringards) ? — ceci est un cheveu sur la soupe aussi bien qu’une balle perdue, mais j’aurai l’occasion d’y revenir une autre fois. Au moins voient-ils du pays, nos ultra-trailers, un sprint euphorique sur des crêtes à 4000 mètres d’altitude, porté par les nuages, le monde à ses pieds, ça doit bien valoir tout ou partie du moins des souffrances endurées, et moi-même qui cours gentiment mes dix kilomètres en banlieue, j’y trouve peut-être un succédané, un condensé-accéléré, en moins dépaysant c’est peu dire, de mes randonnées itinérantes d’antan, du temps où j’étais presque libre de toute contrainte ; un triste palliatif dira-t-on, ce qu’est peut-être le Subutex à l’héroïne : quand le temps nous est compté, l’espace et la solitude aussi, on court au lieu de marcher, dans le bitume à la place des Pyrénées — les chiffres, vous dis-je, toujours les chiffres, car c’est de cela tout d’abord que j’étais venu parler.
Lire la suite : où un semblant de problématique est posé.

Last modified: 27 mars 2025