Nous avons testé pour vous :
Prendre l’avion à neuf heures et demie pour atterrir à destination avant onze heures, avec un check-in prévu dans l’appart’ Airbnb cinq heures plus tard, ce qui ne serait pas un problème si nous n’avions sur les bras deux jeunes enfants — sept et trois ans — avec le défi subséquent de les faire tenir sans port d’attache où se reposer d’un lever à l’aube et du voyage, leur premier en avion, sans rien de mieux à faire que de promener nos bagages à roulettes choisis format cabine pour éviter la soute et sa sur-facturation — un par personne, enfants compris, avec des dimensions adaptées à chaque gabarit, valise-zèbre pour le fils aîné, et tigre pour le cadet, qu’il peut enfourcher comme un porteur — dans la ville inconnue, ville inconnue où il se trouve que nous tombons sans le savoir, ayant pris nos billets sur un coup de tête à l’heure de préparer en catastrophe les vacances estivales en famille, au beau milieu de sa grande fête annuelle, la Semana Grande, Aste Nagusia en basque, sorte de feria débridée qui sévit vingt-quatre heures sur vingt-quatre durant la semaine suivant l’assomption, emplissant les rues du Casco Viejo d’une foule braillarde et avinée dont le flux étourdissant semble conspirer avec la chaleur pesante pour nous mettre au supplice (néanmoins, nonobstant cette mauvaise première impression, ce contexte conférera par la suite au séjour son caractère truculent). Ajoutez à cela que, voulant voyager léger mais aboutissant pour cette raison même au résultat inverse, nous avons choisi de ne pas emporter avec nous la poussette YOYO du cadet — ô folle témérité — et voilà celui-ci qui dort à poings fermés sur le dos de sa mère, dans un porte-bébé débordé par sa carrure, laquelle mère pique elle-même du nez sur ses pintxos, dans une taberna où nous avons trouvé un très temporaire refuge. Quelques expédients bien sentis nous permettent d’alléger l’expectative — une consigne où nous débarrasser de nos bagages, la terrasse ombragée d’une pâtisserie, des pâtisseries pour faire diversion vis-à-vis des enfants qui n’en peuvent mais — mais non point de la raccourcir, car l’agent anonyme qui me bombarde d’on ne sait où, d’on ne sait quelle succursale lucrative, rien moins qu’humaine sans doute, de messages informatifs sur WhatsApp pour faciliter notre entrée dans l’appartement qui nous revient, se montre en revanche imperturbablement évasif dès que j’essaie de lui faire avancer l’heure du check-in. If everything is ready before then we will let you know, ce qu’il ne me letera en fait jamais know, du moins pas avant seize heures zéro zéro. D’ici là, une fois que nous aurons suffisamment passé le temps dans le Casco Viejo, il nous faudra récupérer nos valises à la consigne et, guidés par Google Maps qui hélas n’indique pas les reliefs en ville, découvrir que l’ascension d’une rue terriblement pentue nous sépare de nos pénates — il y a même des ascenseurs pour accéder à cette partie de la ville, mais nous ne le savons pas encore : c’est vous dire si ça grimpe ! —, mais ce ne serait rien si nous n’avions encore un peu d’avance, oh pas grand-chose, quinze minutes à tout casser qui nous font envisager une halte dans un square qui se présente sur notre chemin, où jouent déjà quatre enfants, manifestement une fratrie dont un petit garçon littéralement défiguré, arborant un visage que je devine monstrueux dès que je l’aperçois à bonne distance, comme s’il avait été intégralement brûlé à l’acide me dis-je, et voilà mon petit Jacques qui entreprend d’accéder aux installations qu’occupent déjà ces enfants et, distrait par les valises qui accaparent mon attention, je vois, sans comprendre tout de suite ce qui s’y joue, l’interaction, parfaitement banale en elle-même entre enfants de cet âge, qui donnera lieu à l’escarmouche. Jacques qui monte les marches d’un petit escalier de bois, qui se retrouve face à l’enfant défiguré, encerclé par la fratrie comme s’il y avait là d’emblée marquage territorial, Jacques qui dit quelque chose dans une langue que l’enfant défiguré ne connaît pas, peut-être dit-il « Je m’appelle Jacques » comme il le fait souvent pour se présenter, ou peut-être dit-il qu’il veut jouer, ou qu’il veut passer pour atteindre le toboggan, peut-être son attitude vis-à-vis de l’autre est elle bienveillante, ou au contraire hostile, sans doute est-il aussi impressionné, alarmé ou effrayé par ce visage inconcevable, je ne le saurai jamais, trop loin pour entendre, trop distrait pour comprendre. Toujours est-il que, sans réponse ni réaction de l’autre qui lui fait face, Jacques essaie de passer, du moins c’est ce qu’il me semble voir, et que sans préavis les deux petits garçons en viennent aux mains, mais tandis que de la part de Jacques ce sont de petites tapes désordonnées, du plat de la main, comme peuvent en donner les enfants de cet âge, je vois l’autre — et bien que tout se passe en une fraction de seconde, je vois se décomposer le geste parfaitement, comme s’il allait au ralenti, s’imprimant monstrueusement sur ma rétine — fermer ses poings pour cogner directement le visage de mon fis, comme un boxeur aguerri. Cela ne dure qu’un instant, le temps que je me précipite pour tirer de là mon fils en larmes qui ne comprend pas ce qui lui arrive, avec ces coups qui pleuvent sur lui d’un autre monde, sans que j’envisage une seconde de faire la morale à l’enfant défiguré ni de parlementer avec sa mère qui se trouve à quelques mètres, pressentant confusément — peut-être à tort, comme me le fera admettre ma compagne quand nous en discuterons une fois partis du square ; elle me disant que, sans la barrière de l’espagnol qu’elle ne parle pas, contrairement à moi, elle aurait parlementé : c’est que derrière le monstre, j’ai tout de suite vu le mal, quand elle envisage d’abord la condition tragique enduré par un tel enfant — pressentant confusément que le visage ravagé et les coups de poings de cet enfant d’à peine trois ans sont les stigmates conjugués de quelque monstruosité familiale avec laquelle on ne parlemente pas, mais dont on s’écarte sur le champ. Cela nous aura au moins fait passer le quart d’heure restant jusqu’à ce que ma digital key nous permette enfin d’ouvrir la porte de l’appartement, à seize heures zéro zéro, et pas une minute plus tôt.

Last modified: 2 septembre 2025