À l’espace coworking, on fait tinter son badge à toutes les portes, bien cent fois par jour, dans une atmosphère de clim’ à vous enrouer la gorge, sauf quand la clim’ déraille, auquel cas la moiteur s’installe, épaisse, jusqu’à du moins ce qu’un technicien répare la clim’, et qu’on débarque un beau matin, affublé de manches courtes en prévision de la fournaise, dans un froid de pôle Nord. Dehors, sur la dalle parisienne surchauffée, il fait plus de 30°C, mais dedans, ce qu’il nous faudrait, c’est un bon vieux tricot.
À l’espace coworking, on se nourrit d’un poke bowl à emporter : ce qui, semble-t-il, était à l’origine une spécialité locale (hawaïenne) s’est mué en un concept fourre-tout qui fait fureur (fourrer tous types d’ingrédients dans un bol), décliné à toutes les sauces (grecque, coréenne, etc., ou même : apatride), avec libre choix varié d’assortiments en tous genres : le brocoli est-il grec ou hawaïen ? Les carottes, coréennes ou chinoises ? Autour de la rue de Châteaudun, on mange dans tous les ersatz de pays du monde. On commande ses poke bowls à des caisses automatiques qui vous demandent votre prénom, votre numéro de téléphone — ai-je une touche ? — tandis que les employés garnissent à la chaîne votre bol cartonné en piochant qui des edamames, qui du houmous, qui du persil, qui des cubes de mangue ou d’ananas. Ça n’a aucun sens, mais c’est le must du healthy.
À l’espace coworking, à mesure qu’on gravit les échelons, et donc qu’on gagne en responsabilités, paradoxalement, on est d’autant moins tenu pour responsable. C’est que plus on grimpe, plus on s’éloigne des fonctions dites « opérationnelles », directement productrices de valeur — les petites mains, quoi, à qui l’on peut s’en prendre au moindre accroc, puisque ce sont elles qui font le travail. Une fois, lors d’une réunion d’équipe, coutumier de ce genre de coups de gueule, j’ai parlé du devoir d’exemplarité du chef, sous-entendant qu’on s’en exemptait à trop bon compte. Le devoir d’exemplarité du chef ? On m’a ri au nez. Pour améliorer sa marge, il faut pressuriser les petites mains opérationnelles, faire plus avec moins, et réduire ainsi le coût de production de la valeur, et dans le même temps, pour accroître son volume d’affaires ou, autrement dit, conquérir de nouveaux marchés en vue de s’enrichir, il faut augmenter ses investissements dans les fonctions commerciale et marketing, non directement productrices de valeur, mais alimentant la vente, ce nerf de la guerre ; en fin de compte, la logique de croissance en régime capitaliste impose toujours de déshabiller l’essentiel pour financer l’accessoire, d’où la prolifération tous azimuts du bullshit.
Last modified: 25 janvier 2023