Ne me demandez pas comment je suis tombé là-dessus, mais en fait non, je m’en vais vous le dire, comment, c’était dans le flux vidéo d’Instagram, réseau social où je suis strictement dormant, passif, voyeur même, me cantonnant à voir sans jamais rien montrer, non pas tant d’ailleurs pour reluquer sournoisement ce qu’y publient les quelques amis que j’y suis encore comme par défaut — puisque étant passif, de longue date je ne m’abonne plus à personne, il n’y a donc plus grand-chose à voir par chez moi, et ce n’est pas très à la mode non plus, le vent siffle tandis qu’un fétu de paille tourbillonne sur la plaine, encéphalogramme plat que trouble seul, de loin en loin, quelque barbant tableau de vacances — mais pour dériver plutôt, meublant l’impulsif ennui de l’homo connectus, au gré des suggestions de la page de recherche, infiniment rafraîchie par simple application d’une pression du pouce vers le bas.
Un point spectaculaire entre Nadal et Federer, de la grande époque, quand je regardais encore les matchs en entier — ah, somnoler au début de chaque set, quand l’ennui supplante l’enjeu, bercé par Lionel Chamoulaud, pionnier de l’ASMR — mais on n’a plus le temps, des longues heures du spectacle on ne veut plus connaître qu’une poignée de secondes best-of, on se shoote donc entre deux portes à l’échange choc, la prouesse surhumaine, service canon à plus de deux-cent kilomètres heure, paf, retour croisé cinglant la ligne de fond de court, pif, amorti raz du filet assorti d’une ruée vers la volée, tsing, mais l’adversaire ne fait pas mouliner moins vite ses guiboles supersoniques, et hop, lob en cloche in extremis, à quoi répond en face la course inverse conclue — Bim ! — par un passing-shot pleine ligne frappé de dos entre les jambes ! Je prends ainsi une, deux, trois capsules de tennis ultra-concentré, et pour mon bon plaisir que fait varier l’algo en jouant sur toutes sortes de contiguïtés, champions d’hier, d’avant-hier — chic, une pépite Sampras, dont je m’étais acheté à l’époque le polo blanc qui ne m’a jamais pourtant fait gagner le moindre tournoi — et de demain — des minots qui fatalement nous intéressent moins, on pourrait d’ailleurs être leur père, mais on a déjà trop fort à faire avec sa propre engeance ; Alcaraz, par exemple, sa palette inouïe qui nous fait voir tous les coups du tennis en un point, une vraie bête de scène pour Instagram — se pressent devant moi en une médusante mosaïque. Qui dit tennis, dit ping-pong, forcément ; je m’y connais moins mais j’ai eu ma période, où je me jetais ça et là deux-trois vidéos de ping-pong derrière la cravate — ça fuse pas mal aussi dans son genre, même si ces gonds trop bien huilés finissent par lasser. Qui dit toutes sortes de sport, du foot, des grigris en veux-tu en voilà, avec des tutoriels pour les refaire chez soi, souvent en provenance du Japon d’ailleurs, qui envisage le foot à sa manière ninja, ah pour faire des passements de jambe dans sa chambre y a du monde mais pour gagner la bataille du milieu de terrain c’est une autre histoire, ce qui m’amène de fil en aiguille, tandis que l’algo affine sa connaissance de mes préférences en me proposant alternativement surf, patinage et pétanque, à la natation, pour quoi je suis volontiers preneur de conseils, bien, la petite cassure du coude à quatre-vingt-dix degrés au crawl, quand on prend appui dans l’eau au moment de ramener le bras vers soi, puis le vif coup de fouet qu’on donne ensuite vers l’arrière pour maximiser la propulsion, tout à fait, et regardez-moi cette magnifique culbute dans le scintillement du chlore, etc.
(Naturellement, de la piscine au bikini il n’y a qu’un pas que l’algo franchit sans rougir, et je mentirais si je niais qu’il m’ait jamais proposé d’affriolants paysages, gorges et monts courbes et charnus, photoshopés à plein tube… Mais gare à ne pas aller y fouiller de plus près, sinon l’algo aura vite fait de vous retapisser l’écran de pin-up lascives, et de quoi aurez-vous l’air, quand on jettera son œil par-dessus votre épaule ?)
Il n’y a pas que le sport dans la vie, ni dans l’algo qui a tant d’autres catégories en boutique, ne brassant rien de moins dans ses cuves que toute la mise en vignettes du monde — autant dire sa mèmification — tous ensemble le glamour, le grotesque, le sensationnel, le potache et le postiche, le sublime et l’hideux, n’importe quoi pourvu que ça marche (c’est-à-dire : pourvu que nous marchions), avec toutefois une prédilection nettement marquée pour deux disciplines reine : la cuisine et les chorégraphies. Soit la bouffe et les chorés.
Je mets d’ailleurs un point d’honneur à ne jamais taper de requête dans la barre de recherche, me contentant de recharger le flux pour ainsi dire à vide, n’offrant d’autre prise au profilage que ma réponse aux stimulus visuels, selon la nature des vidéos que l’impulsion du néant me fait effectivement enclencher, parmi tous les encarts qui sont mis en concurrence sous mes yeux. Car ce n’est pas le lieu de m’adonner à mes lubies et mes marottes, en y cherchant par exemple de la littérature ou de la musique, surtout pas : pendant ces laps de temps mort-né, j’abandonne mon esprit à la bouillie de l’algo.
Et c’est donc justement de bouffe et de choré dont je m’en allais tout d’abord vous entretenir. Comment j’en suis arrivé là, je viens de longuement m’en expliquer, toujours est-il que je suis tombé sur la capsule suivante : face caméra, un type assez gras est assis à la table d’un restaurant — signe distinctif autour du cou : un pesant pendentif en or à l’effigie du dollar — puis arrive un serveur par la gauche pour lui servir une pelletée de bouffe — c’est-à-dire qu’il déverse littéralement une pleine pelle de viande et de frites sur la table. Considérant le décor et la musique orientalisantes (mais néanmoins tout à fait kitsch), le type des protagonistes, les morceaux de bidoche effilochés comme du kebab, je suppose que la vidéo pourrait provenir de Turquie, ou quelque chose comme ça. Une fois servi, le gros se lève tout guilleret, sa large et flasque bedaine surgit dans le plan, avachie par la gravité, et voilà-t-y-pas qu’il esquisse un pas de danse, se déhanchant à peine en avançant puis reculant ses pieds l’un après l’autre, ce qui suffit déjà à faire onduler par vagues son large abdomen qu’on dirait plein d’huile, boing boing, et je comprends alors que c’est là le clou de cette petite mise en scène, son climax, sa proposition de valeur : l’art de faire bondir ses bourrelets. Tout en dansouillant, le type arbore un demi-sourire narquois, lève fugacement les yeux vers le ciel, comme s’il voulait rendre grâce à Dieu, mais en toute discrétion, de son succès dans les affaires, et du signe extérieur qu’il peut en exhiber.
Tout cela ne serait pas encore complet sans la musique, mais comment vous rendre son rythme balourd, sa mélodie en toc sur un mode vaguement oriental, couronnée d’une sorte de scat — brrrrrrrr shkibididom dom dom dom dom yes yes yes yes… — puis finalement ponctuée d’une coda chantée en arabe.
Qu’est-ce qui fait mouche dans ces boucles sottes qui nous hypnotisent ? Je me suis déjà posé la question quelques semaines plus tôt quand ont très éphémèrement fait fureur d’autres pas de danse, ceux d’une militante bien comme il faut qu’on a vue se tortiller sur une techno rudimentaire, précédant de sa parade ostentatoire un cortège d’opposants à la réforme des retraites. En vingt-quatre heures, des milliers de partage, des supporters et des détracteurs qui déjà s’écharpent, sans doute des insultes, des dick pics et bientôt des menaces de mort, et des invitations en cascade sur les plateaux télé (fun fact : on apprit incidemment que cette ambassadrice active d’Alternatiba, cochant décidément toutes les cases, était aussi assistante parlementaire). La gloire par l’hypnose par l’écran. Drôle d’alchimie, tout de même, devenue certes des plus banale, mais ô combien contingente pourtant : qui pourrait en garantir la recette ?
Les vaches ont les trains, les lapins les phares des voitures ; nous avons l’hébétude par l’image.
Le quart d’heure warholien ne requiert plus en fait qu’une poignée de secondes.
Poussant l’enquête ethnographique plus loin pour les besoins de ce texte (voyez qu’on ne rechigne pas ici au travail de terrain), j’ai même trouvé sur Youtube une vidéo retraçant la genèse du buzz (que j’ai donc manqué en son temps), comme quoi l’affaire est de la première importance. À l’époque où sa danse a « percé », le type était ouvrier de chantier, si j’ai bien compris, preuve que le succès n’était pas encore au rendez-vous. N’eût été la pelleteuse en toile de fond — toujours des histoires de pelle, finalement… — c’était déjà le même numéro : la ritournelle, et la bedaine qui fait boing boing… Coup de maître, sans doute : depuis lors, on dirait qu’il est devenu une sorte d’influenceur en vue, avec son gros médaillon dollar, secouant son nombril aux quatre coins du monde, Dubaï compris.
Partout la ritournelle, et la bedaine, la ritournelle, et la bedaine, sur chacune sans exception des vidéos de son profil. Soit la division du travail à l’extrême : parmi toutes les places à prendre sur terre, il y avait donc aussi celle qui consiste à faire bondir ses bourrelets en public, promise contre toute attente au plus brillant avenir.
Last modified: 7 mars 2024