Lire l’épisode précédent : où l’on commence à s’aventurer en terrain économique
Sans entrer dans le détail, fut mis en œuvre un programme de planification socialiste au fond assez classique (nationalisations massives visant notamment l’industrie minière largement aux mains d’entreprises étrangères, réforme agraire au pas de charge avec son lot d’expropriations de grands propriétaires, stimulation de la demande par la dépense publique et l’augmentation des salaires, contrôle des prix et création monétaire) qui, après une courte vague d’euphorie, s’est rapidement traduit par une vertigineuse débandade : croissance négative, inflation galopante, balance commerciale dans le rouge, pénurie et explosion du marché noir.
L’erreur majeure du gouvernement d’Allende, selon les auteurs, réside donc dans le fait qu’il a délibérément ignoré des variables clé dans la détermination de l’équilibre économique : la politique monétaire et le taux de change réel, « the risks of inflation and deficit finance, external constraints and the reaction of economic agents to aggressive non-market policies ». À tel point bien sûr que ses défenseurs n’ont pas manqué d’imputer son échec à ces contraintes externes et à cette réaction des agents économiques qui n’ont pas tardé à se manifester sous la forme d’une virulente opposition du patronat puis des classes moyennes lessivées, d’une réduction drastique des investissements étrangers et de l’embargo imposé par l’ogre américain. Ici les auteurs admettent qu’une telle adversité a pu précipiter la catastrophe, mais n’en était-elle pas l’un des effets, plutôt que la seule cause ? Et que cela dit-il d’éventuelles conditions de réussite ? Eût-il fallu être plus jusqu’au-boutiste encore, et pousser le curseur jusqu’à la dictature communiste en complète autarcie, seul moyen concevable de se prémunir contre les oppositions bourgeoise et internationale ? Or on sait bien que ce n’eût qu’été pire, d’après l’expérience qu’on a de ce genre de recette. Aujourd’hui, les économistes non endoctrinés semblent s’accorder sur ce point : c’est bien le « populisme macroéconomique » qui a généré cette terrible crise sociale, dont le basculement sanglant dans l’infâme dictature militaire ne fut pas la moindre des conséquences (conséquence imprévisible dont on ne saurait bien sûr, est-il besoin de le préciser, incriminer les partisans d’Allende).

Tout ça pour dire quoi ? Pour l’anecdote personnelle, d’abord, laquelle m’accule à une sorte de conflit de loyauté : d’un côté, celle que je me sens devoir à des affections culturelles que je n’ai nulle intention de renier, la merveilleuse musique chilienne notamment qui a incarné le mouvement et bercé mes vingt ans, et dont les poignants appels à la liberté résonnent encore bien souvent depuis mes vieilles enceintes Cabasse ; mais surtout la cause de la condition andine que j’ai appréhendée pour ainsi dire en immersion complète au sein de la famille qui, lors de mon bénévolat au Pérou en 2004, m’a accueilli à bras ouverts dans son modeste village de l’Altiplano pour ce qui restera l’une des plus marquantes aventures humaines de ma vie. De l’autre côté, il y a la loyauté que je dois à l’honnêteté intellectuelle, celle que toute personne qui prétend penser se doit de s’imposer, et qui me fait revisiter aujourd’hui mon interprétation d’un épisode de l’Histoire sur le compte duquel je pense bien m’être mépris, parce que tout à la fougue de l’Utopie, j’avais fait l’impasse sur cet implacable rabat-joie qu’est la réalité économique, contre laquelle bien souvent l’on se cogne — pour pasticher Lacan — pour n’avoir pas voulu la regarder en face.
À suivre…

Last modified: 1 avril 2025