Il est une discipline que caractérise une pratique autonome de l’écriture aux antipodes de la démarche littéraire (science et vérité d’un côté, art et fiction de l’autre) mais sœur dans l’intention (saisir le phénomène) : la sociologie, actuellement portée par une corporation qui, pour certains de ses courants, aime à nier la singularité de l’œuvre de génie. Des sociologues qui disposent parfois d’une audience importante en ligne, incarnant de ce fait une tendance.
Sur Twitter, à l’instar des journalistes ou de nos chers paralittérateurs, les sociologues apparaissent surreprésentés, et je ne crois pas que ma perception, forcément biaisée par les comportements convergents des différents groupes que m’amènent à suivre mes centres d’intérêt, invalide cette conclusion : le niveau d’études des sociologues, la contiguïté fréquente entre leurs sujets de recherche — notamment les inégalités sous toutes leurs coutures — et l’activisme politique, et donc leur addiction à l’actu, au fait divers révélateur d’« oppression systémique », mais aussi par ailleurs leurs pratiques collaboratives par réseaux d’affinités, tout concourt à ce que se répande en nombre chez eux l’usage d’un outil comme Twitter, qui intéressera moins spontanément les scaphandriers et les peintres en bâtiment. On peut se risquer à dire que la sociologie critique s’autorisant de la gauche radicale, pour préciser mon idée, courant massif au sein de la discipline et disséminé en ligne en constellations informelles, suivant des nuances idéologiques à géométrie variable, est devenue puissante dans le débat virtuel, largement amplifiée par l’écho médiatique : ses voix portent, et ses prescriptions pèsent. Nous ne sommes plus au temps où la télé seule dictait l’agenda ; certes elle s’époumone pour maintenir dans l’hébétude ceux qui l’allument encore, mais son type soviétique de propagande unilatérale a fait son temps, plus grand-monde n’y croit, et sur Internet, les communautés de tous bords fédèrent en sous-marin, moins voyantes mais plus fécondes, convaincant chacun qu’il a son rôle à jouer.
En observant les échanges qui animent les sociologues du web, on remarque un faisceau de goûts culturels convergents, dont je ne prétends certes pas qu’ils soient « systémiques »1, mais qui permettent d’esquisser les contours idiosyncratiques d’un rapport à la littérature. Les loisirs qu’ils plébiscitent souvent, au sujet desquels ils s’entre-commentent avec cette pédanterie toute sociologique dans l’énonciation scrupuleuse de platitudes, tournent autour de catégories comme : les comics américains et leur cortège bigarré de super-héros, la littérature de genre (avec une prédilection pour la science-fiction, les dystopies, la Fantasy en général) et les jeux-vidéos, eux aussi déclinés en myriades de genres et sous-genres dûment libellés, chacun glorifié par ses fans, ce qui occasionne souvent chez eux d’interminables classements, comblant là leur besoin de distinction par la préférence — la distinction par le DADA2.
Ayant bien potassé leur Bourdieu3, ils se cramponnent à l’idée que l’échelonnement des valeurs culturelles se calque sur la hiérarchie sociale, celle-ci légitimant celui-là, et le regard étriqué par ces œillères, font mine de n’y voir que cela, un prétexte à la domination par le bon goût, tenant pour anecdote l’avènement de la singularité artistique que sanctionne pourtant la lente décantation du consensus critique ; désavouant ainsi le supplément d’âme, la séduction intrinsèque qui a motivé la distinction de l’œuvre, tristement réduite aux enjeux de sa perception sociale (par ses publics comme par son créateur). La littérature intégrale (telle que j’ai tenté de la définir dans la partie précédente) serait donc un DADA comme les autres, un fétiche social dont la prééminence ne tiendrait qu’à son instrumentalisation par les dominants qui l’ont érigé en objet de culte, confortant ainsi leur mainmise sur le capital culturel — c’est que le supplément d’âme des « Belles Lettres », comme certains aiment ironiquement à les appeler, ne saurait être saisi par la science des sociologues ; or ce qui ne peut être saisi par leur science, estiment-ils, n’existe pas, ainsi notamment, mais c’est un autre sujet, du libre arbitre.
L’œuvre de génie n’existe pas ; le génie est une construction sociale. Ils pourront alors s’appuyer sur Edgar Zilsel, historien des sciences autrichien, éphémère sommité à la carrière brisée par le nazisme puis l’exil, suicidé à 52 ans, dont les travaux sur la notion de génie font référence. M’est passé entre les mains, il y a quelques années, un article4 de la sociologue Nathalie Heinich pour la revue Zilsel du nom du penseur éponyme justement, revenant sur les travaux d’Edgar Zilsel autour des conditions socio-historiques de production de la figure du Génie, qui n’ont certes rien de la parthénogenèse spontanée qu’évoque la connotation sacrale du terme. Mais l’article était intitulé « Génie d’une sociologie du génie », comme pour mieux souligner l’irréductibilité du phénomène à ce qui détermine son émergence, car une fois déconstruit il en reste bien l’étincelle initiale qui, perçue collectivement, a permis d’amorcer son élévation parmi la hiérarchie des valeurs, fruit d’un travail et d’une volonté catalysés ensemble sous la forme d’un talent singulier. Ce n’est pas en détricotant la foule de facteurs externes à son œuvre qui ont incontestablement contribué à établir Flaubert comme archétype du génie romanesque, qu’on annule d’un coup sa magie et rend sa prose équivalente à la bouillie du premier paralittérateur venu.
(J’admets que le mot de génie, trop suspect de transcendance, est mal choisi — pour nos sociologues mordus d’égalité, fût-elle instaurée par dressage féroce des consciences, soucieux avant tout qu’aucune tête jamais ne dépasse la moyenne, il relève du pire blasphème — je lui préférerai donc la qualification plus neutre de singularité, et dirai qu’en littérature, le chef d’œuvre est l’expression mémorable d’une voix singulière.)
Ayant rabaissé la littérature au statut de DADA, ils déduisent en bonne logique que malgré ses airs sophistiqués de grande Dame, elle ne vaut pas mieux que leurs DADAS-À-EUX, leurs propres petits loisirs culturels préférés, blockbusters et best-sellers : à leurs yeux tout doit s’équivaloir. Le prestige accordé à la littérature relèverait d’un snobisme sournois, d’une volonté coupable d’ostraciser culturellement le profane ; parce que cet art millénaire, ils n’y comprennent rien.
Trois propos idiots aperçus sur Twitter
@Usagère1 :
« Oui ! À Chaque fois qu’un auteur de littérature de genre est apprécié par un public plus large, on entend qu’il « dépasse » les codes du genre, que ce n’est « pas seulement un bon roman de SF/fantasy/autre mais un bon roman tout court », etc. Je trouve cela très pénible ! »
Sous son tweet, un profil auto-déclaré sociologue lui répond.
@Usager2 :
« On devrait peut-être inverser le truc. Du genre « Nabokov est un tellement bon écrivain qu’on en oublie qu’il ne fait pas de la SF. » »
Ce qu’affirme ce sociologue, en réponse à une lectrice éplorée qu’on n’estime pas la littérature de genre à sa juste valeur, c’est que la hiérarchie des valeurs peut ou même doit être inversée. Ce ne serait plus le roman, sorti des gonds restrictifs de son genre, qui accèderait à la plénitude des « Belles Lettres » par des caractéristiques hors du commun, mais ce seraient bien plutôt les prétendues « Belles Lettres » qui auraient un effort considérable à fournir pour se hisser au rang du genre, en l’occurrence la Science-Fiction. L’idée ne tient pas, ce qui explique d’ailleurs qu’elle fasse l’objet d’une comparaison inopérante, d’un énoncé boiteux se la jouant faussement nonsense, car pourquoi Nabokov devrait-il être mesuré à l’étalon d’une catégorie, et pourquoi la Science-Fiction, plutôt que la Romance, ou le Polar, puisque toutes paralittératures s’équivalent en ce qu’elles n’expriment stricto sensu qu’un cadre, un type, tout au plus la contrainte rigide d’un cahier des charges au sein duquel broder, un mode subalterne de classification. Il y a là autant de sens qu’à dire que les chaussures blanches en particulier sont supérieures aux chaussures en général, alors que le concept de chaussure en général contient d’emblée les chaussures blanches. De fait, la littérature contient d’emblée la science-fiction, en ce que chaque grand roman reconnu comme tel et répondant dans le même temps à certains canons science-fictionnels (je pense pour ma part immédiatement au Jeu des perles de verre, d’Herman Hesse, à L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, au Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, à Borges, sans même parler d’Edgar Poe, ni de « cas limites » comme Philip K. Dick, Ray Bradbury ou J.G. Ballard) comprendra la science fiction ET PLUS ENCORE (la littérature intégrale), tandis que la réciproque est indéfendable, tout récit fictif officiellement inscrit dans la catégorie Science-Fiction n’accédera pas pour autant au statut de littérature intégrale : Bernard Werber et sa monomanie des fourmis, par exemple, n’ont pas le moindre intérêt littéraire.
Tweet n°1 :
« À savoir qu’une œuvre d’art est toujours le produit d’un travail collectif, même quand elle est attribuée à un seul auteur. Pour que l’œuvre existe, il faut ‘tout un monde l’art’, capable de la produire et de la recevoir. »
Tweet n°2 :
« Tous les artistes dépendent de nombre de petites mains qui influencent leur travail. Qu’aurait fait Monet sans la Cathédrale de Rouen ? Sans pinceaux, chevalet, couleurs ? »
Forts du magistère en déconstruction, ils prétendent déboulonner l’art — et l’artiste — comme s’il y allait du salut public, d’un délire infantile à éradiquer. C’est que voyez-vous, nous apprend ce sociologue, prenant exemple sur la peinture, l’œuvre d’art « est toujours le produit d’un travail collectif », le produit de « tout un monde de l’art ». Mort avec Barthes et Foucault, voilà l’auteur bien enterré. Monet dissous dans l’inventeur des pinceaux, du chevalet, dans les pigments et le spectre électromagnétique, Monet dissous dans les bâtisseurs de cathédrales, les fumées de la gare Saint-Lazare et les nénuphars et pourquoi pas même dissous dans ses caleçons ou l’air qu’il respirait ? Mozart dissous dans le crin prélevé au cheval pour fabriquer l’archet du premier violon, dans le crin et donc aussi dans le crottin, car au fond tout est dans tout ? Et l’écrivain d’aujourd’hui sur ordinateur, doit-il prévoir quelques pages de remerciements pour les fabricants de processeurs informatiques ? Ou bien, devrait-il planter des arbres à la mémoire des arbres débités en papier pour la publication de ses livres ? Jusqu’où remontent au juste les ramifications des causes répercutées en l’œuvre ; au Big Bang, à l’origine de toute chose ? Faudra-t-il rappeler à chaque fois l’histoire exhaustive du cosmos — « le travail collectif » — comme précaution préalable à la désignation de toute œuvre ?
Tweet :
« Bon après, ça reste de la littérature, hein. Il peut écrire ce qu’il veut après tout, on devrait s’en moquer (remarquez, c’est déjà ce que nous faisons). »
D’autres vont plus loin : ils font de la littérature une faribole de toqué, et la dénigrent par opposition implicite au marbre inattaquable de leur science — dont ils considèrent au fond la méthode discursive comme seule légitime à dire le monde, bien qu’en façade ils s’avancent toujours en modestes épistémologues, engagés dans l’infini processus de recherche collective qui diffère perpétuellement la certitude.
Ici le sociologue, contrarié par le traitement réservé à la sociologie dans une chronique d’Aurélien Bellanger sur France Culture, assimile dédaigneusement un billet d’humeur à « la littérature » en général. La chronique était approximative et paresseuse, mais son auteur n’en est pas moins un honorable romancier dans son genre balzacien : il n’y a pas de commune mesure entre une pige journalistique et un roman. Cette saillie publique de sociologue, réciproquement, doit-elle être tenue pour une ambassadrice officielle de la perspicacité sociologique ?
↑1Ne serait-ce que parce que certains sociologues comptent aussi la littérature parmi leurs sujets d’étude, et s’en montrent donc férus… quoique là aussi bien à leur manière, tout obsédée de déconstruction.
↑2En référence au leitmotiv du « hobby-horse », la lubie dévorant l’homme, dans l’hilarant et génial roman de Laurence Sterne, pionnier du genre digressif, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759)
↑3Pierre Bourdieu selon qui, très schématiquement, patrimoine = culte et distinction = domination, comme il l’a lui-même synthétisé dans le post-scriptum des Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, où l’on voit qu’il n’était avare ni d’emphase lyrique (la liberté !) ni d’obscurisme : « Je m’adresse ici à tous ceux qui conçoivent la culture non comme un patrimoine, culture morte à laquelle on rend le culte obligé d’une piété rituelle, ni comme un instrument de domination et de distinction, culture bastion et Bastille, que l’on oppose aux Barbares du dedans et du dehors, souvent les mêmes, aujourd’hui, pour les nouveaux défenseurs de l’Occident, mais comme instrument de liberté supposant la liberté, comme modus operandi permettant le dépassement permanent de l’opus operatum, de la culture chose, et close. »
↑4Je n’ai malheureusement pas pu retrouver l’article en ligne, seulement mentionné au sommaire de la revue en question
Lire l’épisode suivant : L’écriture sans écriture
Last modified: 9 mars 2021