Pour la plus grande gloire d’icelui
Lire l’épisode précédent : où l’on ne sait pas faire grand-chose de ses dix doigts
Pour conclure sur cette idée du vrai communisme qui n’a jamais été essayé, et puisqu’il serait trop facile de lui opposer comme d’habitude les désastres Mao et Staline, attardons-nous sur un épisode plus lointain et méconnu : les missions jésuites du Paraguay aux XVIIe et XVIIIe siècles. La puissante compagnie de Jésus avait réussi à créer une sorte d’enclave dans les colonies d’Amérique du Sud, soustrayant les indigènes guaranis à la mainmise esclavagiste des colons espagnols et portugais, obtenant même à cette fin la protection d’une ordonnance royale édictée à Valladolid en 1607.
Continue ReadingLe fantasme de délivrance
Lire l’épisode précédent : où l’on vous laisse à penser quel potage
Ici je dois à mon lecteur un mea culpa, car sur ce dernier portrait je force volontairement le trait ; on peut être décroissant sans revenir au tribalisme sauvage, comme maints mouvements autonomistes semblent l’illustrer avec plus ou moins de succès, zapatistes au Mexique, zadistes intermittents sous nos latitudes — encore que les baraquements crottés des zones humides ne fassent guère envie — ou tout simplement néo-ruraux s’organisant en communautés à taille humaine, vivant à l’écart du courant mainstream et faisant profession d’écologie radicale. Par rapport à l’esthète révolutionnaire post-moderne et petit-bourgeois qui psalmodie son Deleuze pour mieux renâcler au travail, ceux-ci ont au moins le mérite de ne pas prétendre s’affranchir des contraintes matérielles qui de la vie font une vallée de larmes, en les déléguant à des machines ou à des livreurs Uber eats : c’est que, si l’on veut s’émanciper du capitalisme, il faut tout à la fois construire et maintenir son habitat, pourvoir à son eau et à son combustible, tisser ses vêtements, nourrir ses animaux et cultiver sa parcelle, instruire ses enfants, et s’il reste un peu de temps à la fin du jour, débattre en assemblée des décisions qui engagent le collectif… Trois petites heures suffisent-elles à s’acquitter de tout cela ?
Continue ReadingAquarelle et chasse aux papillons
Lire l’épisode précédent : où l’on ne choisit pas ses exemples au hasard
J’ai lu il y a quelques temps sur le blog de l’un de ces estimés confrères — puis-je l’appeler confrère ? — une envolée à l’emporte-pièce du type — citation non exacte, c’est moi qui reformule approximativement de mémoire — « de toute façon tout le monde sait très bien qu’on pourrait tous se contenter de travailler trois heures par jour » — sous-entendu ça suffirait pour que tourne la boutique, ou le monde, ou la vie, s’il n’y avait pas cette satanée aliénation capitaliste, néolibérale, technofasciste (voilà une nomenclature récente qu’auront sans doute inspirée Musk et les autres magnats libertariens de la Silicon Valley), sous-entendu si le système ne nous forçait pas à nous tuer à la tâche pour engraisser quelques milliardaires — et peut-être sous-entendait-il aussi, mais je n’y mettrais pas ma main à couper, car dans un autre billet il vitupérait violemment l’intelligence artificielle, que toute corvée devrait déjà être prise en charge par des robots, ou plus vaguement par le progrès technologique ; en tout cas je me suis alors demandé si une énormité si puérilement désinvolte s’autorisait de quelque licence poétique ? Car une chose est sûre : rien de réel ne saurait la justifier.
Continue ReadingMantras et hyperboles
Lire l’épisode précédent : où l’on n’aura nul besoin d’être un conséquentialiste forcené
Du fait de l’extrême perfectionnement de nos méthodes et de nos instruments de mesure, qu’il s’agisse de quantifier les phénomènes matériels ou sociaux, nous avons aujourd’hui à notre disposition des chiffres fiables à revendre. Je veux avant tout parler d’indicateurs simples dans leur principe de lecture, d’ordres de grandeur assez bruts et à la portée de l’homme de la rue, mis à sa disposition par des institutions publiques, et non pas de données ayant fait l’objet de retraitements et de pondérations sophistiquées (comme c’est le cas, à ce que j’ai compris, de l’estimation de la croissance des inégalités par Piketty, sujette à controverses), moins encore de modèles mathématiques savamment triturés à coups de tests d’inférence, de régressions polynomiales, d’arbres de décision, de réseaux bayésiens ou autres descentes de gradients, destinés à traquer, derrière le foisonnement stochastique du réel, les corrélations, causalités, régularités et probabilités qui permettront de prédire l’avenir ou de simuler l’agentivité ; modèles qui sont l’apanage de techniciens hautement spécialisés pouvant alors s’affronter dans d’interminables débats d’experts, inaccessibles au commun des mortels.
Continue ReadingSoumis à la loi des grands nombres
Lire l’épisode précédent : où l’on confesse un conflit de loyauté
Ce qui me reconduit à mon point de départ, qui est aussi l’autre raison de ma digression : la défense de ces fameux chiffres auxquels le poète reproche leur froide inhumanité. Au moment même où l’homme s’est livré corps et âme à la domination du chiffre, on dirait aussi que le chiffre, la statistique, c’est tout ce qui lui reste pour y voir clair, tant tout a pris des dimensions impénétrables à vue de nez : une sorte très paradoxale d’empirisme platonicien soumis à la loi des grands nombres — c’est dire si nous sommes dans de beaux draps ! Dans mon exemple du Chili d’Allende, comment ne pas s’interroger sur le bien-fondé d’un programme, aussi exaltant soit-il sur le papier, qui fait passer le taux d’inflation annuel de 30% à 600% en moins de trois ans, et comment ne pas douter de la validité de ses présupposés idéologiques ?
Continue ReadingVertigineuse débandade
Lire l’épisode précédent : où l’on commence à s’aventurer en terrain économique
Sans entrer dans le détail, fut mis en œuvre un programme de planification socialiste au fond assez classique (nationalisations massives visant notamment l’industrie minière largement aux mains d’entreprises étrangères, réforme agraire au pas de charge avec son lot d’expropriations de grands propriétaires, stimulation de la demande par la dépense publique et l’augmentation des salaires, contrôle des prix et création monétaire) qui, après une courte vague d’euphorie, s’est rapidement traduit par une vertigineuse débandade : croissance négative, inflation galopante, balance commerciale dans le rouge, pénurie et explosion du marché noir.
Continue ReadingMalléable comme la pâte, aussi enragé qu’un sans-culotte
Lire l’épisode précédent : où un semblant de problématique est posé.
Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, du fait des grands voyages de ma jeunesse en Amérique du Sud, ainsi que des fortes sensations et des liens affectifs qu’avait occasionnés chez moi, à l’âge où l’on peut être à la fois malléable comme la pâte et aussi enragé qu’un sans-culotte, l’immersion complète dans un contexte socio-culturel exotique, à savoir celui des hauts plateaux andins, le mandat tragiquement abrégé de Salvador Allende a persisté dans mon imaginaire personnel comme mythe d’une utopie socialiste qui, si elle n’avait été réprimée par les forces obscures du Kapital, aurait enfin actualisé avec succès le rêve d’une révolution démocratique (bien sûr, on me dira, et sans doute avec raison, que c’est un penchant banal : le Chili d’Allende, c’est, un peu comme l’épopée de Che Guevara, le bréviaire du gauchiste vingtenaire — la dérive sanguinaire en moins… mais j’avais au moins pour moi de m’être attaché sur place, soit en meilleure connaissance de cause, à cette tradition mémorielle).
Continue ReadingL’insensée marche du monde
Lire l’épisode précédent : où l’on commence à se harnacher
Culte de la performance, course destructrice à la rentabilité, saucissonnage abstrait du vivant mis sous la coupe réglée d’une data invasive qui fait de l’homme une vulgaire variable d’ajustement : comment ne pas voir que la primauté du chiffre nous dérègle à des profondeurs anthropologiques, et à une cadence infernale, s’égosille à s’en étouffer l’écrivain bravant seul (du moins s’en convainc-t-il) l’insensée marche du monde ; mais tout à sa soif échevelée d’authenticité, fustigeant la marchandise, le capital, l’aliénation, n’est-il pas pris au piège le plus terrible, peut-être, pour lui : celui du poncif, du cliché, de la scie ? Ne joue-t-il pas un peu trop bien sa partition, au point même que c’en devient suspect ?
Continue ReadingCourir au lieu de marcher
Lire l’épisode précédent : où l’on se met doucement en jambes.
Il est de bon ton en effet, et facile, et mérité peut-être, et drôle aussi sans doute quand c’est bien senti, de railler le sadomasochisme des joggeurs urbains qui serrent les dents, ahanent, suent et blêmissent en trottinant d’une foulée souvent lourdaude sur le bitume qui leur casse les chevilles et les genoux et les hanches, qui se harnachent de lycra, de gilets-sacs-à-dos en polyester, de gourdes ou pire, d’une poche à eau conférant à celle-ci un infâme goût de polyuréthane — du moins on suppose que c’est cet arôme paradoxal de croupissement aseptique qu’aurait, si on on mangeait, le polyuréthane dont sont apparemment faites les fameuses poches aussi appelées, je le découvre, vessies d’hydratation, ce qui ne les rend pas plus glamours —, de baskets hors de prix, tout un équipement de compét’ pour trimballer laborieusement leur carcasse endolorie par tous les trottoirs de la ville, tout en noyant leur souffle déjà trop court, et qui n’avait pas besoin de ça, sous les émanations toxiques des hydrocarbures.
Continue ReadingComme le nez au milieu de la figure
Entrée en matière : ce texte est le premier d’une série de réflexions bric-à-brac à visée polémique qui me turlupinent depuis longtemps, dont on pourra trouver une sorte d’avant-goût dans les quatre textes que j’ai publiés à l’automne dernier sous le tag “Avocat du diable” — tag qui sera repris pour les textes à venir, agrémenté cette fois d’une numérotation, car il s’agira bien d’un tout dont il faudra lire successivement chaque partie pour ne pas perdre le fil, chose que j’en suis bien convaincu personne ne fera, puisque généralement personne (ou presque) ne me lit. Il y sera question de tout et n’importe quoi : de course à pied et de statistiques, d’inflation et de systèmes de retraite, d’Allende et de l’école de Chicago, des missions jésuites du Paraguay, d’avant-garde et de conformisme, et bien sûr : de littérature.
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