Face à la terrasse orientée plein sud de l’appartement, au-delà du jardin et du muret qui séparent notre immeuble du chantier à venir — maigre sas de décompression — il n’y a désormais presque plus rien. J’écris presque parce qu’étonnamment, toutes les maisons qui nous faisaient jusque-là vis-à-vis n’ont pas été rasées, une reste debout, exception solitaire au milieu d’un brûlant désert de gravats, incompréhensiblement épargnée par les bulldozers et les pelleteuses qui ont tout ratiboisé alentour, arbres y compris. Nous la savons pourtant condamnée, cette maison, les fenêtres du rez-de-chaussée en ont d’ailleurs été murées depuis plusieurs mois, après que ses occupants eurent organisé une rave à tout casser durant tout un week-end à l’occasion de leur départ ; mais ce que je n’avais pas remarqué, c’est que le dernier étage de cette maison — elle en compte trois — était encore occupé. Je m’en suis avisé un soir en voyant de la lumière à une lucarne (en effet, la maison nous tourne le dos, pour ainsi dire, nous n’en voyons que d’étroites lucarnes, les grandes fenêtres des pièces de vie devant être côté sud, ce qui expliquerait que je ne me sois pas rendu compte auparavant qu’elle était encore occupée). Je me suis alors imaginé quelque ermite farouche sans possibilité de relogement, résistant héroïquement à l’envahisseur, à la pression des promoteurs et de la mairie, barricadé dans son manoir et régnant sur une lande de pierre désolée pour mettre en échec, seul avec ses bras frêles, la marche écrasante du progrès, attendant de pied ferme, carabine en main, que s’amène l’escouade chargée de l’expulser manu militari. Or non, la réalité est cette fois moins romanesque, et c’est un couple avec enfants qui vit là — ce qui explique les cris d’enfants qu’on entendait le week-end, sans savoir d’où ils provenaient, comme si c’étaient des voix d’outre-tombe hantant les lieux — je les ai vus ce matin remonter l’allée (une allée d’arbres elle aussi miraculeusement épargnée, leur masquant de part et d’autres l’étendue lunaire, pour ne pas dire le néant, qui les encercle) : on leur aura donné sursis, sans doute, jusqu’à la fin de l’année scolaire. Ou me fais-je encore des idées ?
Last modified: 25 janvier 2023