Caractères Hautement subjectifs
Surf way of life
Écrivant, pendant que j’étais au Maroc, mon image du Maroc avant le Maroc, je pensais qu’il me faudrait dire aussi quelques mots du Maroc pendant le Maroc (étant bien certain déjà en revanche de n’avoir rien à dire a posteriori d’un quelconque Maroc après le Maroc, et de fait la page du séjour refermée depuis sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une postface m’a donné raison), mais n’ayant pu le faire pendant le Maroc, il me faut écrire à propos du Maroc pendant le Maroc après le Maroc (ce qui n’a rien à voir avec le fait d’écrire après le Maroc sur le Maroc après le Maroc, ce qui doit apparaître clairement si l’on a bien suivi).
Continue ReadingLe Maroc avant le Maroc
Ma première image du Maroc, c’est-à-dire plutôt la première image de mon séjour au Maroc, n’est pas une image du Maroc proprement dit mais une image d’avant le Maroc, l’image de ma voisine d’avion, une mère apparemment célibataire emmenant sa fille adolescente en vacances à Agadir (ville atroce, du moins pour ce que j’en verrai plus tard par la vitre de mon taxi-tacot me menant à vitesse très modérée, surtout dans les montées, vers le village côtier de Taghazout, ma destination), feuilletant distraitement sur sa tablette électronique toutes sortes de journaux et magazines, Paris Match, le Parisien et d’autres, non pas au sein d’un navigateur mais s’affichant à l’écran sous leur format de journaux et magazines, comme si elle disposait d’une sorte d’abonnement universel en ligne à toutes sortes de journaux et magazines — ce que voyant je me demande comment on peut encore lire, fût-ce distraitement, des magazines — ; ou, avant le décollage, textotant fébrilement sur son mobile — ce que voyant j’aperçois cette phrase qu’elle adresse à son interlocuteur : « Nathalie s’est fait refaire le nez » — ; ou commentant plus tard avec sa fille l’offre cosmétique duty free à bord, certains produits semblant les intéresser toutes deux au plus haut point — et ces produits qui les intéressent, sont-ce les parfums Shakira et Banderas qu’annonce fièrement un steward au haut-parleur, à n’en pas douter des pièces de choix ? — ; ou, plus tard encore, à la fin du vol en fait, durant la descente, tançant vertement sa fille pour quelque phrase insolente que celle-ci aurait prononcée, du moins c’est ce que je déduis de ce que j’entends de l’altercation mère-fille, n’ayant pas ouï ce qui a mis le feu aux poudres en premier lieu, la mère allant déjà jusqu’à menacer sa fille, avant même d’avoir atterri, de la renvoyer manu militari (ce sont mes mots) à Paris. Décidément, les vacances commencent bien pour elles, me dis-je, plaignant surtout la fille, moi qui n’ai pu m’empêcher de penser à propos de la mère, me fondant non seulement sur ce qu’elle m’a laissé entendre et voir, mais aussi plus généralement sur ce que dégage son style, et là pardonnez-moi ma grossièreté et mon peu de charité, moi qui n’ai pu m’empêcher de penser : « à tous les coups encore une connasse de la com’, ou de la pub’, ou de la mode ».
Continue ReadingLe paradis ne tenait qu’à l’absence de leur Dieu
Dans son impressionnant Christophe Colomb Héraut de l’apocalypse, Denis Crouzet tente, mais en historien rigoureux, de nous faire appréhender la découverte de l’Amérique depuis la perspective intime de l’Amiral de la Mer Océane, qui n’était selon lui ni un pionnier héroïque, ni un Hitler en herbe, ni un opportuniste mythomane, ni quelque homme théorique opérant une jonction imaginaire entre Anciens et Modernes, mais un illuminé de Dieu, accomplisseur messianique des prophéties d’Isaïe, se croyant vecteur malgré lui de la parole divine, l’élu devant conduire l’humanité entière à son salut, c’est-à-dire à la fois le ralliement des Indes, la conversion des Gentils, la reconquête de Jérusalem (ainsi que tout l’or nécessaire au financement d’une telle croisade), la fin (et donc le début) des Temps depuis le jardin d’Eden, soit le fourre-tout idiosyncratique d’un mystique autodidacte, interprétant toutes les vicissitudes de sa mission comme autant de signes à même de renforcer sa détermination, aussi contradictoires ou terribles fussent-ils (ainsi l’homme s’accommode-t-il, via les contorsions et clivages de sa voix intérieure, de ses erreurs et de ses échecs), ajustant sans cesse à leur aune le discours de ses relations de voyage. Nous sommes renvoyés à ces temps inconcevables pour nous où la géographie, lacunaire, était encore labile, où l’existence d’îles fantômes surgies d’anciennes rumeurs était attestée par les atlas et les portulans (Île de Saint-Brendan), où des cités mythiques, couvertes d’or, qu’habitaient cyclopes et hommes cynocéphales, somnolaient encore dans les ténèbres dans l’attente de l’Évangile.
Continue ReadingOmni-maléficience du Capital
Renouer avec une éthique (une esthétique donc, voire une hygiène) du pamphlet. Reprenons. Je ne suis pas devenu réformiste, mais plutôt schizophrène (métaphoriquement, s’entend). D’un côté il y a la littérature. Chez l’écrivain sans débouché (mais aussi chez celui avec, bien souvent), c’est gauchisme obligatoire (j’en viens moi-même, et même et surtout j’en reviens). Même celui qui prend ses distances avec le gauchisme ne le fait qu’à demi-mot, entre des pincettes toutes délicates, son bréviaire bourdieusant calé au creux de l’aisselle. Il est de bon ton d’abord d’exiger que toute dimension de l’existence soit couverte par son service public ad hoc, d’en vouloir mettre toujours plus et partout, de bien colmater toute brèche à l’aide de cette increvable panacée, revendiquant pour les créatures souffreteuses que nous sommes une indispensable prise en charge, depuis les langes jusqu’au cercueil, par toutes sortes de guichets caritatifs, dévoués à toutes nos jérémiades et qui, comme sur les tapis roulants d’une chaîne de montage, nous assemblent triturent et malaxent, nous emmaillotent fermement dans leur coton paralytique, postent deux ou trois fonctionnaires derrière chaque citoyen pour lui gratter le dos et s’assurer qu’il procède à ses ablutions dans les règles (ablutions qu’il conviendra de déclarer préalablement en préfecture non sans s’être acquitté au passage des diverses dimes et gabelles afférentes). Il faut aussi religieusement s’indigner qu’explosent (BOUM !) les inégalités — par rapport au Moyen-Âge, à l’Antiquité, la Mésopotamie ? Ne poussons tout de même pas trop loin le bouchon de la comparaison, sauf si bien sûr l’on souhaite plutôt se réjouir que diminue la criminalité ! —, qu’importent les mille réfutations possibles du filet d’eau tiède qui continûment s’écoule du lucratif robinet pikettien puisque seul le credo fait foi ; et si par malheur des chiffres bien tournés nous forcent d’admettre que peut-être la situation a pu s’améliorer sous tel angle quelque part, il suffira de déplorer qu’elle empire sous tel autre ailleurs, l’effet papillon inhérent à l’omni-maléficience du Capital stipulant bien qu’à la minute où j’achète une paire de baskets à mon fils chez Décathlon s’enclenche une imparable chaîne de conséquences et de causes en cascade menant à une famine en Haïti, une sécheresse au Soudan et une guerre civile au Congo. On aura toujours soin d’accabler, sans pouvoir précisément la définir, la nébuleuse du néolibéralisme : est-il pourtant interdit de penser que ce que l’on range sous ce vocable devenu un tantinet ringard, si toutefois l’on entend par là les concessions de prérogatives dévolues par l’État au secteur privé, est au mieux une sorte d’extension new age du domaine du socialisme ? Il faut sanctifier enfin la figure de l’immigré clandestin, jusqu’en ses déclinaisons les moins amènes, et gare aux élans compassionnels mal placés : insinuer que le meurtre d’une jeune fille eût pu être évité par simple application du droit vous vaudra d’être renvoyé manu militari vers la case « fasciste », cet attribut désormais si généreusement bradé qu’on devrait peut-être même dédier, justement, un service public à sa distribution.
Continue ReadingÀ quelle heure la marquise sortit-elle ?
Assouplissement (de l’esprit ?) à la négation puis, comme de juste, à la négation de la négation, ce serait ce qui apparenterait, mutatis mutandis, le surréalisme, pour tout ce qui touche à la sphère de la pensée ou du langage, au matérialisme historique, cantonné lui à la sphère socio-économique, selon une appréhension toute hégélienne du marxisme, si l’on en croit le Second manifeste du surréalisme, qui prend un tour drastiquement politique par rapport au premier, s’abreuvant quant à lui quasi-exclusivement aux sources freudiennes d’où jaillit l’inconscient (et partant, le rêve, l’imaginaire, le merveilleux, soit le terrain de jeu par excellence du surréalisme). On comprend qu’avec la pensée, on se situe tout de même un cran au-dessus de l’économique, même si Breton plaide avec fausse modestie la non-concurrence, l’étanchéité entre les deux sphères : entre les lignes, on le soupçonne plutôt de s’arroger un supplément de noblesse, le surplomb de l’abstrait (ne serait-ce d’ailleurs pas une sorte de contresens pour Marx, selon qui les conditions matérielles déterminent les idées ?).
Continue ReadingOuverture pour cent cinquante chapeaux-chinois
En quête d’une nouvelle voie d’appréhension critique du genre de régime, ou de système, sous la férule duquel nous vivons — du monde en somme — sans céder à l’antienne obligatoire qu’ânonne tout littéraire qui se respecte, ce déshérité revanchard : l’ogre capitalisme, cristal de tous les maux, principe névralgique d’où sont irriguées toutes les ramifications du vice. Commode cause dernière, mais comment s’extirper du mot qui seul suffit à décliner l’infini des préjudices, si nul n’échappe à sa logique, hormis le zadiste, l’autosuffisant, le Thoreau dans ses bois ? Toute marge annexée aussitôt qu’elle émerge, absorbée, digérée, fructifiée par les marchands, ainsi qu’ont dit Deleuze et Guattari, à moins que ce ne fût Baudrillard, à moins que ce ne fût Debord, à moins que ce ne fût l’École de Francfort, à moins que maints autres, ne serait-ce que Marx, bien sûr, déjà ? Qui nous fera voir ce problème sous un angle neuf ? (Ceci est une manière de préambule à d’autres réflexions : j’y reviendrai plus tard)
Continue ReadingDe la supériorité de la littérature par rapport à la science
À propos de Cosmicomics d’Italo Calvino (traduction Jean Thibaudeau et Jean-Paul Manganaro)
La science a beau avoir prévu les trous noirs, puis fabriqué les télescopes rendant compte a posteriori du concept ; elle a beau avoir infailliblement mis en équation comme en pratique l’impossible ubiquité quantique ; elle a beau avoir élucidé le palimpseste qui machine par milliers nos macromolécules à partir d’un simple alphabet de quatre lettres ; elle a beau déduire toute la phylogenèse de quelques coquilles et fragments d’os, elle échoue par sa nature même, soit la réduction logique du réel ainsi décorrélé de la perception qu’on en a, circonvenant par approximations successives ses objets qui pourtant trouvent toujours quelque faille résiduelle par où se dérober encore à elle, le succès de ses trouvailles se mesurant alors proportionnellement à la distance qui bée toujours plus large entre ses symboles et l’entendement commun, elle échoue disais-je à nous faire éprouver de l’intérieur les phénomènes bien qu’elle — et pour cette raison même — les reconstitue toujours plus scrupuleusement, ses théories n’étant pour autant jamais, pour son plus grand malheur, superposables exactement à eux.
Continue ReadingEn attendant l’après-ski
Ça commence par des embouteillages. À moins qu’on ait eu la prévoyance et le privilège de tirer au sort un ticket de train, tous liquidés dès trente minutes après leur mise en vente, si bien qu’on a dû se résigner à la bagnole, qui nous épargnait au moins, s’il faut absolument voir le verre à moitié plein, le transfert à pied, entre escales, d’un barda d’enfer, ballotés d’abord par les reflux imprévisibles de la gare, anxieusement tendus ensuite vers le repérage des places, dans le wagon qui d’entrée sature, jonché d’équipements massifs : les énormes valises pleines à craquer de masques, casques, gants, pulls et bonnets, et même les skis et les chaussures pour les plus acharnés ; autant dire des grandes lattes et des enclumes qu’on ne sait par où agripper pour les soulever. On mesure déjà le niveau de fétichisme du skieur propriétaire, non pas de son chalet cossu au pied des pistes, mais, à défaut, de cet attirail si malcommode à transporter qu’il trimballe comme sur le Calvaire d’un bout à l’autre de la France, et avec le sourire encore (au moins Jésus n’avait-il pas, en sus de la croix, à se traîner une de ces horribles paires de groles !).
Continue ReadingLes écrivains pourraient s’introduire en bourse
Les écrivains pourraient s’introduire en bourse, moyennant une levée de fonds ; enfin cotés, ils se tireraient la bourre comme des Sociétés Anonymes. Autant d’actions mises en circulation que d’exemplaires imprimés des œuvres, à répartir entre pléthore d’actionnaires, du petit porteur, simple amateur de boursicotage, jusqu’au trader à haute fréquence (à condition d’écouler tous les titres émis, sans quoi gare à ce que le cours ne chute). On acquerrait non seulement ses exemplaires, mais un droit de propriété sur une parcelle du capital littéraire, à faire fructifier à long terme (peut-être pourrait-on même se rendre maître d’un orteil, d’un mollet ou d’une touffe de poils de l’auteur).
Continue ReadingDu diktat inerte des choses
Ce bric-à-brac qu’on amasse, comme il pèse lourd et nous cloue au sol, nous enlise en lui jusqu’au cou comme des sables mouvants. Diktat inerte — passif-agressif diraient les psychologues — des objets qui, jamais à leur place, toujours en travers, nous narguent et même assaillent nos pieds par la plante.
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