Commençons par faire leur sort aux poètes. Twitter grouille d’aspirants poètes, ou mieux : de soupirants poètes, ah ça oui qui soupirent, et se pâment d’extase dégoulinante en d’atroces vers de mirliton. Odes à l’amitié, à l’amour, aux jolies fleurs et aux p’tits zozios, ou noirs cantiques gémissant le malheur du monde, gavés selon d’espoir ou de désespoir, de liberté ou de fatalité, et d’autres ectoplasmes grandioses ; grosses ficelles et vocabulaire ampoulé, de rimes pauvres en allitérations atterrantes, d’anaphores balourdes en acrostiches puérils, littéralité pataude un jour et charabia insensé le lendemain, il y en a pour tous les goûts à la cour des miracles élégiaques.
Il faut les voir s’envoyer des fleurs 🌸entre poètes sublimes du quotidien, « votre poème est très réussi » se congratulent-ils les uns les autres parmi d’autres politesses d’usage, leur vocation cordiale voulant qu’en ligne aussi, ils adressent bien le bonjour et la bonne journée à la cantonade. L’amicale des barbouilleurs assermentés vit dans un monde parallèle, une uchronie vierge encore de tout jalon poétique, où n’auraient jamais surgi Ronsard, Baudelaire ou Mallarmé, où l’art de la versification en serait resté aux techniques frustes de l’âge de pierre, qui voyait rimer « cerf » avec « dessert ». C’est que certains tiennent désormais les grandes figures classiques de la poésie pour des constructions sociales, dont le prétendu mérite n’est qu’une convention trop communément admise, ourdie par le bourgeois. Quelle raison objective y aurait-il dès lors de préférer Rimbaud aux lyres anonymes du tout-venant ?
Dans un tweet, une usagère de Twitter soulève LA question qui démange les amateurs de poésie et de conjugaison :
@Usagère1 :
« Baudelaire il été (sic) raciste ? C’est une question j’hésite à acheter les Fleurs du Mal »
Sous son tweet, une dame « littéraire » lui répond :
@Usagère2 :
« En tant que littéraire, je vois pas l’intérêt de dissocier les classiques des autres littératures. La seule différence c’est la reconnaissance sociale, certaines œuvres ont été érigées au statut de ‘classique’. Si tu veux lire de la bonne poésie, @Usagère3 c’est très beau »
Ainsi recommande-t-elle plutôt de lire quelque obscure blogueuse de ses amies : à l’en croire, n’importe qui vaudrait donc bien un Baudelaire qui n’est au fond, comme chacun sait, qu’une construction sociale, comme les clés de douze et les artichauts.
Conformément aux principes de la division du travail, certains labourent sans relâche, exclusivement, leur thème favori — appelons-les poètes spécialisés. Citons le rayon fort couru du café du matin qui, sans avoir rien demandé, fait l’objet d’innombrables rimailleries, un genre caféier à part entière au sein de cette alter-poésie en roue libre, dont voici quelques exemples piochés sur Twitter :
« Le jour est gris / Le bleu de la tasse l’embellit »
« Un nuage de lait / N’est pas la tasse de thé / Pour les forts de café »
« Le monde prénatal devait être / Comme la crème et l’expresso mêlés à la une / Comme toi et moi en se désirant / L’existence et l’inexistence en même temps »
« Douceur brûlante / Qui hante mon sommeil / Je ne reste pas de marc. »
Certes les poètes autoproclamés du web ne sont pas tous aussi candides, ce qui n’en rend généralement pas moins leurs tentatives dispensables.
Nombre d’entre eux affectionnent également de mêler des citations célèbres à leur modeste production, comme pour mieux éluder l’incommensurabilité entre les deux et entériner l’air de rien leur appartenance à la corporation. Comme de nos jours le goût douteux se partage sous forme de vignettes, qu’on distribue à la volée comme autant d’échantillons représentatifs de soi, exaltation d’une intimité forcément riche puisque intimement MOI-MOI-MOI (lundi, mardi, mercredi et tous les autres jours de la semaine), certains accompagnent d’une photo — soleil couchant sous les tropiques aux couleurs exagérément trafiquées, et autres paysages tant retouchés à la truelle qu’on les croirait d’une autre planète, volcan de Saturne ou cascade d’Uranus — tel décret pompeux de Hugo, ou encore — c’est du déjà vu — affichent une naïade à la pose languide sous tel aphorisme dépressif de Cioran.
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Last modified: 9 mars 2021