Ceci n’est pas un journal, non, pas la peine d’insister : je n’y détaillerai pas par le menu mon déjeuner du jour. Ni mon humeur, car ce serait lâcher trop d’indices déjà : serait-elle massacrante que vous pourriez en inférer une digestion laborieuse, qu’obstruent des mets trop gras. Une fondue savoyarde, peut-être, ou un aligot saucisse, hasarderez-vous, quelque chose à coup sûr me reste sur l’estomac, m’embouteille la bile pour me rendre à ce point irritable, et bouffir ainsi ma phrase de suif…
Inversement, une phrase trop leste, des gambades trop déliées, et voilà ma diète démasquée, sans gluten ni lactose ni sucre, zéro toxine et la ligne parfaite, certes, le verbe filiforme, mais au prix de quelle sécheresse et de quel ennui, plus un gramme d’humour, ravalés les sourires ; la déprime guette, et d’ailleurs qu’entend-on là si ce n’est le pschitt des petites bulles effervescentes tandis que plonge dans mon verre d’eau un comprimé de Tramadol ? D’ici à ce que je me remette à boire, le pas est vite franchi et ma prose se dégourdit, euphorique elle s’encanaille, mais dégénère bientôt en une cacophonie pénible et finalement tourne au gargouillis, dégobillée sur la page en pâtés grumeleux…
Non, vous n’en saurez rien, vous dis-je, dussé-je mentir pour vous induire en erreur, prétendre avoir absorbé ceci alors que ce fut cela, et je pourrais tout aussi bien affabuler chaque minute de ma journée, m’inventer même un état civil complet, vous entretenant de mille démarches imaginaires, d’états d’âmes chimériques, peuplant mon récit d’événements et d’accointances insolemment fictifs… Mais ne courrais-je pas alors un danger statistique ? Serait-elle vraiment nulle la probabilité qu’existe sur terre cet être qui, quoique distinct de moi, correspondrait point par point, à la virgule près, à ce signalement ? J’aurais encore manqué mon but : ce ne serait peut-être pas le mien, mais c’en serait bien un, de journal…
Last modified: 9 novembre 2021