La proposition ¬J est vraie si et seulement si…

À la recherche d'une forme

13 décembre 2021

Ceci n'est pas un journal (Jour 5)

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Ceci n’est pas un journal, ni un contre-journal, ni, on l’aura compris, un anti-journal. Ce pourrait donc être : un non-journal.

Soit tout ce que n’est pas mon journal, son envers méthodique. Et ici les difficultés commencent. Car doivent alors figurer dans mon non-journal non seulement tout ce qui me concernant n’est néanmoins pas écrit dans mon journal — et qui peut se targuer d’avoir vraiment tout consigné dans son journal, chacune de ses ablutions matinales, de ses contractions musculaires, de ses pensées automatiques, jusqu’à la plus insignifiante (regarder l’heure ou s’enquérir de la météo, se demander ce qu’on va manger ce soir avant d’ouvrir le frigo) ou la plus honteuse — non seulement tout ce qui a pu advenir hors-champ de ce qui y est ponctuellement apparu — qu’en est-il de ce caillou qui un beau jour a roulé sous mon pas, depuis le temps où, narrant mon escapade en randonnée, brièvement je l’évoquai ? Coule-t-il une permanence heureuse au fond d’un ruisseau, ou bien colmate-t-il quelque ornière de labour ? — non seulement l’histoire entière du monde, des éléments et des êtres — depuis les biographies des premières particules jusqu’à la généalogie de tous les astres, depuis le bourgeonnement des procaryotes jusqu’au destin de chaque individu, en passant par toutes les ères, les espèces et les dynasties, sans omettre le moindre grain de poussière, coup de vent, brin d’herbe ou cancrelat — non seulement tout ce qui existe ou a existé, mais aussi tout ce qui n’existe pas, soit l’exhaustivité des textes possibles et imaginables, dans toutes les langues envisageables, en somme chaque phrase de chaque page de chaque livre de l’impossible bibliothèque de Babel — hormis celles, bien sûr, de mon propre journal ?

Mais je n’en aurais pas encore fini, car mon journal n’est mon journal que s’il n’y manque aucun fragment, si toutes les phrases y sont intactes et à leur place, et il suffirait que deux d’entre elles soient interverties, ou qu’une seulement en soit absente, ou qu’on en rebatte le contenu de toutes les autres manières possibles, pour que ce ne soit plus mon journal. On pourrait même en combiner aléatoirement les phrases avec celles des livres de l’impossible bibliothèque de Babel — à la seule condition que nulle part au sein du résultat ainsi obtenu, mon journal n’apparaisse tout d’un bloc et sans altération. 

La tâche est infinie, d’un infini indénombrable, lui-même d’un ordre infini. Mon non-journal ne peut donc s’écrire qu’en langage mathématiques (et je m’en vais m’y employer, sans garantie d’orthodoxie syntaxique).

Soit P l’ensemble des phrases possibles et imaginables. Soit J l’ensemble des phrases de mon journal, sous-ensemble (infime) de P.

On notera JC l’ensemble complémentaire de J : toutes les phrases possibles et imaginables à l’exclusion de celles apparaissant dans mon journal.

Par principe, on a :

  • J∩ JC=∅.
  • J∪JC=P

Soit x la variable « phrase ». L’ensemble des phrases de mon journal s’écrit comme suit : {x ∈ J}

Mais mon journal, comme je l’ai dit, n’est mon journal qu’à condition que ses phrases s’y succèdent dans le bon ordre, c’est-à-dire dans l’ordre dans lequel elles y ont été écrites, indépendamment de toute chronologie narrative. Soit j le cardinal de J — Card(J) — c’est-à-dire le nombre exact de phrases que contient mon journal. j est un entier naturel : j ∈ ℕ

Numérotons xn chaque phrase de J. Dès lors, pour respecter la condition d’ordre, il faut que : ∀n ∈ ⟦1, j-1⟧, xn+1 ≻ xn

(NDLA : les signes « ≻ » et « ≺ », graphiquement proches des signes supérieur et inférieur, indiquent un successeur et un prédécesseur au sein d’une suite.)

Il s’ensuit que mon journal est un ensemble ordonné qui se définit ainsi : {x ∈ J | ∀n ∈ ⟦1, j-1⟧, xn+1 ≻ xn}

Comme on l’a dit, mon non-journal correspond à toute combinaison éventuelle entre des phrases qui ne figurent pas dans mon journal et des phrases qui y figurent, pour peu qu’on ne reprenne pas ces dernières exhaustivement, ni dans l’ordre dans lequel elles y apparaissent.

Cela nous donne deux conditions :

  • Condition de désordre : ∃n ∈ ⟦1, j-1⟧, xn+1 ≺ xn
  • Condition de non-exhaustivité, qui implique de définir un sous-ensemble de J — appelons J’ cet ensemble inclus dans J : J’⊂J — tel qu’il contienne au moins un élément de moins que J : Card(J’) < Card(J), autrement dit : Card(J’) < j

On peut écrire la disjonction logique (symbole ∨) de ces deux conditions sous la forme :

{x ∈ J’ ∨ x ∈ J | ∃n ∈ ⟦1, j-1⟧, xn+1 ≺ xn}

Le tour est joué : je tiens enfin mon non-journal.

Il s’agit de toutes les combinaisons possibles à k éléments (k ∈ ℕ) piochées parmi l’ensemble qui s’écrit :

{x ∈ JC}∪{x ∈ J’ ∨ x ∈ J | ∃n ∈ ⟦1, j-1⟧, xn+1≺xn}

Mon non-journal infini tient donc en quelques lignes. Il ne me reste plus qu’à lui trouver un éditeur !

Seulement

Last modified: 14 décembre 2021