Petite histoire de ma syncope

À la recherche d'une forme

23 septembre 2022

23/09/22

C’est l’événement. L’Agence a invité tous ses clients (beaucoup ont décliné).

C’est un cocktail afterwork, organisé dans un espace privatisé au sein d’un hôtel hype avec, maîtrise des coûts oblige, un quota de consommables limité à 4 verres de vin, 2 coupes de champagne, 1 cocktail et 18 canapés par tête de pipe. On a tout de même prévu large, c’est qu’il faut en jeter.

On n’a plus eu droit à l’erreur, après une première tentative échouée au printemps quand, faute de s’y être pris à temps et d’avoir rameuté le monde avec suffisamment de gniaque, on n’avait pas sécurisé assez de participants : date annulée, événement reporté, corporate self-esteem amochée, et surtout montant d’acompte passé par pertes et profits — bénéfice annuel dégradé.

Quelques coups de fouets lâchés d’en haut aidant à stimuler les troupes — « c’est tout de même pas sorcier de décrocher son téléphone ! » — on n’a plus lâché les clients, chaque membre de l’équipe commerciale devant relancer les siens call après call jusqu’à leur arracher une confirmation. Et pour les accueillir tout en ronds de jambes, 10 représentants de l’Agence. Dont moi qui, tout sauf commercial, officiant désormais dans un rôle de l’ombre, me porte d’autant mieux que je fréquente moins le client. D’ailleurs, tandis que mes collègues les pourchassaient de leurs invitations, je profitais de mon congé de paternité — j’en profitais pour paterner, justement.

C’est l’événement, mais ça tombe mal car je ne suis pas vraiment en état — épuisé par des nuits courtes, avec une crève coriace qui traîne depuis dix jours et me fait frissonner, et la flemme de subir des sornettes bizness toute la soirée, de singer les golden boys du petit gotha digital à coups de répliques tout droit tirées d’un post LinkedIn. Honnies mondanités mercantilesques !

J’essaie tout de même de me concentrer sur l’exercice. Un premier invité arrive, pas vraiment un client ni un invité d’ailleurs, ne figurant en tout cas pas sur la liste, et pour cause, c’est un copain du patron qui débarque comme une fleur et comme un roi avec la reine sa collègue (elle parle avec une patate dans la bouche) et débite d’emblée sa petite rengaine économique à la cantonade : le marché se contracte, c’est la course au ROI, et patati, et patata. D’autres suivent, ça se remplit, je suis embarqué dans une conversation avec une Américaine dont l’anglais, éclipsé par le fond sonore ambiant, exige de ma part une attention qui excède mes maigres forces. Je m’efforce de sourire, d’avoir le bon mot au bon moment, me retiens de tousser, m’écarte un peu pour me moucher. Après un verre de vin blanc, je prends une coupe de champagne, et sors de l’espèce de véranda où nous sommes confinés, rejoignant les fumeurs dans le patio où boivent et dînent les autres clients de l’hôtel. Là, un petit groupe qui parle de grosses bagnoles, pas vraiment mon dada, je quémande une cigarette et commence à fumer, mais je sens immédiatement que quelque chose ne passe pas. Conspirent ensemble contre moi la fatigue, la maladie, le contexte qui m’oppresse, l’effort surhumain que me demande cette comédie, l’inepte conversation qui m’environne, pour faire jaillir les symptômes foudroyants du malaise à venir : vue troublée, tempes bourdonnantes, palpitations tambour battant, crescendo du vertige — autrement dit, hyper stimulation du nerf vague — et au moment même où j’esquisse, en bafouillant mes derniers mots, le geste de rentrer pour m’assoir comme je peux où je peux, patatras : l’irrésistible syncope — autrement dit, chute brutale de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle ainsi que de ma modeste personne. Je lâche ma coupe qui se brise au sol et je tombe dans les pommes devant tout ce beau petit monde. J’apprendrai plus tard que, dans le mouvement de panique, un serveur a fait tomber aussi une bouteille de vin rouge, éclaboussant quelques pieds et mollets à la ronde. Quand je reviens à moi, on m’a mis en PLS, on parle d’appeler le SAMU, je dis que non, que ce n’est vraiment pas la peine, que c’est juste un malaise passager. Quelques personnes prévenantes, dont le manager de l’endroit, me conduisent vers une banquette à l’intérieur, m’apportent un mini-burger, un soda sucré, et me voilà bien pâle, mais déjà remis, quoiqu’un peu marri du spectacle offert à mes dépens, sentant le besoin de m’en justifier — je suis malade et fatigué, mes nuits sont raccourcies par un nourrisson. Hélas quelqu’un — je ne saurai jamais qui — a dégainé les secours trop vite et, pour que le SAMU n’ait pas fait le déplacement pour rien, je me rends dans l’ambulance stationnée devant l’hôtel, où des secouristes très aimables vérifient mes constantes vitales avec douceur. Heureusement tout va bien, rien de cassé, pas de quoi m’embarquer à l’hôpital, je retourne récupérer ma veste et mon fidèle sac à dos, quelques collègues s’enquièrent de mon état, et je m’engouffre dans un taxi.

Est-ce donc le seul moyen, radical s’il en est, qu’aura trouvé mon corps pour me tirer de là ?

Syncope

Last modified: 25 janvier 2023