À la recherche d’une forme
Les livres ardus et les initiés contents de soi
Cette émission, bien que son animatrice fût horripilante, et son invitée réputée avoir, selon Wikipédia, participé à une « opération de Brand content par laquelle la maison Gallimard s’associe à Dior pour célébrer le sac Lady », ce qui devrait être à peu près passible de disgrâce sans recours, cette émission pourtant, que j’écoutai d’une oreille en mettant à jour des reportings, n’était pas inintéressante, malgré son lot d’idées convenues. Sous un titre gentiment racoleur, il était question de l’« illisibilité », réelle ou supposée, d’Ulysse en particulier, et des « romans monstre » en général, ou bien plutôt — et c’était l’intérêt, qu’on a par ailleurs le droit de trouver faible, de l’émission — des différentes manières de lire (gravir) ces livres hors-norme, non destinés au tout-venant mais plutôt aux écrivains eux-mêmes, ou à tout le moins à la minorité des lecteurs les plus éclairés : d’une traite en marathonien, partiellement ou bout à bout, en picorant des morceaux choisis, au hasard dans le désordre, au rythme d’une page par jour pendant dix ans etc. La preuve, loin de m’encourager à refermer les livres ardus dès le premier embarras (il faut dire que je ne suis pas trop ce genre de lecteur, plutôt du genre à finir coûte que coûte, parfois même quand je ferais mieux de m’arrêter), ça m’a donné envie de lire Ulysse plus tôt que prévu dans mon planning, c’est vous dire, à moi qui suis ouvertement critique de la pâmoison obligatoire, la déférence automatique dont cette œuvre fait l’objet de la part de l’avant-garde autorisée, ça m’a donné envie au point que j’ai failli me rendre en librairie dès la pause déjeuner qui s’ensuivit, avançant ainsi de nombreuses années mon projet de ne lire Ulysse qu’une fois à la retraite — c’est en effet je ce que j’envisageais jusque-là : ça fait longtemps que j’ai envie de le lire, mais aussi tout mon temps pour le faire, si tant est que Dieu me prête vie d’ici là. Et tels les derniers des trolls, ou les premiers d’ailleurs je ne sais pas, sous l’empire en tout cas du même genre de coup de sang grossier, quelques tenants de l’élite artistique, d’ordinaire docteurs en irrévérence mais juchés cette fois sur leur catéchisme, se sont empressés de dénigrer l’émission sur Twitter, fustigeant qu’on ne se prosternât pas devant le vénérable monument, comme untel qui dit en substance, d’une sentence un peu pataude mais qu’il trouva sans doute aérienne, que si t’es pas cap’ de lire Ulysse en entier, t’es rien qu’un gros con (c’est moi qui traduis), ou encore, cet écrivain-traducteur-éditeur très prolifique (se relit-il beaucoup ?) et très geignard, vedette de la corporation, qui établit un parallèle entre l’angle choisi et les chiffres record des vente de Musso, comme si la proposition « lire Musso » équivalait, eu égard à ce qu’elle révélait de son lecteur, à « ne pas finir Ulysse », d’après un type qui serait pourtant capable de soutenir en tout autre occasion que tout est littérature, ou que se moquer de qui ne finit pas un livre, c’est du vilain mépris de classe.
Continue ReadingÉcrire enseveli
Chaque jour au combat, son agenda en coupe réglée. Le réveil est coup de feu : l’œil encore incrédule règle sa mire, devant ces obstacles et chausse-trape à perte de vue. Le cœur, lui, hésite à rempiler. La maisonnée dort, paisible, suspecte : combien de minutes encore pour embryonner des phrases, avant que ne soit mort-né le temps mort ? Une porte grince, l’escalier craque, et déjà le devoir qui ne demande qu’à vous appeler : d’un coup le tambour amorce sa rotation, brisant net dès l’aube l’échauffement de vos pensées. Même pas eu le temps d’attraper un crayon.
Continue ReadingSauvons la planète, plantons des arbres !
À l’accrobranche de la forêt de Meudon, où j’ai emmené mon fils, ils nous ont donné à chacun, en cadeau, une graine de pin parasol, au motif que « sauvons la planète, plantons des arbres ! »
Continue ReadingL’été mondain 2 : l’anniversaire
Et puis tiens donc, il y a quelques jours, l’anniversaire d’un copain où je me suis rendu brièvement histoire de me changer les idées, de sortir de ma bulle comme on dit (bulle dans laquelle, une heure et demie plus tard, je suis retourné me calfeutrer ventre à terre, après quelques bières de rigueur et autres récréations moins autorisées), une de ces soirées mondaines (quoiqu’un peu trop entre couilles), station debout, où l’on passe de groupe en groupe pour discutailler, placer ses bons mots avant de les colporter ailleurs, jouant à l’électron libre à l’aise dans n’importe quel élément — encore une de mes hantises de jeunesse, n’ayant jamais trouvé quoi dire à quiconque en ces occasions, heureusement depuis j’ai mûri, fourbi ma repartie, et surtout je n’ai plus honte de me trouver planté seul comme un piquet dans un coin : on est toujours mieux livré à soi-même, personne pour vous emmerder…
Continue ReadingL’été mondain 1 : Le mariage
Trop fatigué pour écrire et/ou pas la temps et/ou pas la solitude qu’il y faut. De l’envie, des idées pourtant, mais laissées au milieu du gué, vouées au rebut. Les occasions d’y revenir se dérobent, je traîne les pieds puis je baisse les bras, j’aime encore mieux lire quand me laissent un peu de répit repas, vaisselle, machines, activités, logistique — paternité. Drôle d’été.
Continue ReadingL’acte de nommer
Pour la seconde fois dans notre vie (et donc, vraisemblablement, la dernière), nous avons nommé un être. Un être à peine né. Le prénom était choisi, mais l’acte de nommer, lui, tant que n’était pas né l’être auquel le prénom devait référer, n’était pas accompli. Et même quand il est né, bien que nous sussions le prénom que nous lui avions destiné, il y manquait encore l’acte de nommer. J’ai indiqué le prénom à la sage-femme, mais ce n’était encore qu’une nomination du bout des lèvres, abstraite et désincarnée car trop administrative, destinée à la paperasse, non ontologique, si vous me passez le mot. L’acte de nommer n’a été accompli — du moins de mon point de vue, et sur le moment je l’ai fortement ressenti, comme quand on entérine une décision irrévocable ou qu’on saute dans le vide — que lorsque j’ai informé tous nos proches de la naissance de notre fils et, concomitamment, du prénom que nous lui avions choisi. C’était un acte purement performatif (la fonction illocutoire du langage, selon Austin) et pourtant il n’était pas moins fort et définitif que si j’en avais gravé les lettres dans du marbre ; devant le monde, pour le meilleur et pour le pire, un nouvel être était nommé.
Continue ReadingÀ l’espace coworking, on fait tinter son badge à toutes les portes
À l’espace coworking, on fait tinter son badge à toutes les portes, bien cent fois par jour, dans une atmosphère de clim’ à vous enrouer la gorge, sauf quand la clim’ déraille, auquel cas la moiteur s’installe, épaisse, jusqu’à du moins ce qu’un technicien répare la clim’, et qu’on débarque un beau matin, affublé de manches courtes en prévision de la fournaise, dans un froid de pôle Nord. Dehors, sur la dalle parisienne surchauffée, il fait plus de 30°C, mais dedans, ce qu’il nous faudrait, c’est un bon vieux tricot.
Continue ReadingNous la savons pourtant condamnée, cette maison
Face à la terrasse orientée plein sud de l’appartement, au-delà du jardin et du muret qui séparent notre immeuble du chantier à venir — maigre sas de décompression — il n’y a désormais presque plus rien. J’écris presque parce qu’étonnamment, toutes les maisons qui nous faisaient jusque-là vis-à-vis n’ont pas été rasées, une reste debout, exception solitaire au milieu d’un brûlant désert de gravats, incompréhensiblement épargnée par les bulldozers et les pelleteuses qui ont tout ratiboisé alentour, arbres y compris. Nous la savons pourtant condamnée, cette maison, les fenêtres du rez-de-chaussée en ont d’ailleurs été murées depuis plusieurs mois, après que ses occupants eurent organisé une rave à tout casser durant tout un week-end à l’occasion de leur départ ; mais ce que je n’avais pas remarqué, c’est que le dernier étage de cette maison — elle en compte trois — était encore occupé. Je m’en suis avisé un soir en voyant de la lumière à une lucarne (en effet, la maison nous tourne le dos, pour ainsi dire, nous n’en voyons que d’étroites lucarnes, les grandes fenêtres des pièces de vie devant être côté sud, ce qui expliquerait que je ne me sois pas rendu compte auparavant qu’elle était encore occupée). Je me suis alors imaginé quelque ermite farouche sans possibilité de relogement, résistant héroïquement à l’envahisseur, à la pression des promoteurs et de la mairie, barricadé dans son manoir et régnant sur une lande de pierre désolée pour mettre en échec, seul avec ses bras frêles, la marche écrasante du progrès, attendant de pied ferme, carabine en main, que s’amène l’escouade chargée de l’expulser manu militari. Or non, la réalité est cette fois moins romanesque, et c’est un couple avec enfants qui vit là — ce qui explique les cris d’enfants qu’on entendait le week-end, sans savoir d’où ils provenaient, comme si c’étaient des voix d’outre-tombe hantant les lieux — je les ai vus ce matin remonter l’allée (une allée d’arbres elle aussi miraculeusement épargnée, leur masquant de part et d’autres l’étendue lunaire, pour ne pas dire le néant, qui les encercle) : on leur aura donné sursis, sans doute, jusqu’à la fin de l’année scolaire. Ou me fais-je encore des idées ?
Continue ReadingFatigue d’insomniaque qui me fait dormir debout
Fatigue d’insomniaque qui me fait dormir debout — insomnies variables — en ce moment c’est à deux heures du matin que je me réveille sans pouvoir fermer l’œil avant quatre heures — et intermittentes — il m’arrive de me réveiller à nouveau vers cinq heures, pour me rendormir une demi-heure avant la sonnerie de mon réveil — qui me fait dormir debout et traîner ma carcasse tout le jour dans l’ambiance survoltée du bureau, où je m’efforce de faire bonne figure, ce qui est une manière de faire son travail, je me conforme au jeu général, et en effet, tous ces métiers abstraits des cadres de l’industrie digitale — certains disent bullshit jobs — ne sont pas autre chose qu’une sorte de jeu pour adultes, si l’on fait abstraction (et c’est bien ce que l’on fait) de leurs finalités matérielles, la vente de machins aux consommateurs dits finaux, ou de leur impact sur le marché, sur la croissance et ses indicateurs économiques, au fond on réunit des adultes dans un open space et on leur fait jouer entre eux à des jeux, à la fois jeux de rôles, jeux en réseaux, jeux de stratégies, jeux de société, jeux coopératifs, jeux de hasard, jeux de combat même, tout ça à la fois, avec des règles plus ou moins rigides, plus ou moins explicites, des codes et des conventions, des niveaux de difficulté et des boss à abattre, à l’aide de toute une machinerie de casino (Internet se présentant au fond comme une armada de machines à sous) ; les adultes jouent sans fin à des jeux idiots, tristes et vulgaires, bassement utilitaires, sans les moindres des charmes ni des fantaisies des jeux de l’enfance, ils s’y croient avec toute la pesanteur de leur esprit économique, au point qu’ils n’admettraient jamais, au contraire des enfants, qu’ils jouent (les enfants pourtant ne prennent pas moins leurs jeux au sérieux, mais savent au moins, eux, qu’ils jouent, à des jeux autrement amusants qui plus est). Et en effet, tant qu’à jouer, pourquoi diable jouer à ça ?
Continue ReadingTous les musées devraient être comme la maison de Rodin à Meudon
Tous les musées devraient être comme la maison de Rodin à Meudon. Jardins paisibles et aérés, pelouses non fauchées où trône un géant Balzac dont la stature sur promontoire, vue d’en bas, se détache massivement sur le ciel post-canicule ; allées silencieuses et ombragées, et un modeste ensemble d’œuvres à découvrir, essentiellement des modèles (dont plusieurs Balzac et le Monument aux bourgeois de Calais), des études et des « abattis » en plâtre rassemblés dans une galerie lumineuse. Les mains modelées par Rodin, alignées derrière des vitrines, fascinent ; l’une d’entre elles semble en train, prise sur le vif, de poser un délicat accord de piano.
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