2023 Tag Archive

Les amibes et les cyborgs

Nouveaux fragments 8

Par la suite, glanant des interviews de Krasznahorkai, j’appris qu’il se disait très marqué par un livre de Timothy Morton (« Philosophe prophète de l’Anthropocène » selon The Guardian, et cité parmi les 50 penseurs les plus influents de 2020 par Prospect et Forbes, me dit Google Books) : La Pensée écologique. Confiant à tort en l’adage selon lequel les amis de mes amis sont mes amis, je l’empruntai donc à la médiathèque ; hélas, j’en fus pour mes frais, peu convaincu par cette philosophie typiquement post-moderne qui fourmille de références superficielles, faisant plus office d’alibis que de matière à dialectique, et masque mal, derrière des brumes sophistiquées, sa faible assise conceptuelle. Bien d’ailleurs qu’un nombre considérable de phrases, lassant à force, annonce répétitivement la délimitation du prédicat : « La pensée écologique, c’est… » (dans la traduction de Cécile Wajsbrot), on peine à saisir en quoi ladite pensée consiste exactement. Bien sûr, on voit bien que le philosophe prophète s’efforce d’abattre la frontière, rien d’autre qu’artificielle selon lui, entre nature et culture (et je vois bien aussi en quoi cela parle à Krasznahorkai, à qui je ne saurais tenir rigueur de cette affinité intellectuelle, tant son œuvre n’en continue pas moins de m’émerveiller), pourquoi pas, encore qu’une telle proposition mériterait d’être plus scrupuleusement explicitée, et peut difficilement se vanter, après Latour et Descola (nulle part cités, si mes souvenirs sont bons), d’être très novatrice. Alors oui, d’accord, la ville toute bitumée, bâtie à partir de matériaux extirpés de la terre par les animaux à gros cerveau que l’évolution a faits de nous, peut être considérée comme nature prolongée, quand bien même on n’y trouverait plus le moindre arbuste ni oiseau — et d’ailleurs, en réalité, on les y trouve encore, qui en outre s’y adaptent, n’est-ce donc pas la preuve du grand Tout inextricable ? On voit bien aussi qu’il cherche à miner la conception naïve selon laquelle il y aurait la gentille nature à préserver d’un côté, et la vilaine technique à réfréner de l’autre, car oui, d’accord, la nature est impitoyable par quelque bout qu’on la prenne, les tremblements de terre, les raz de marée, les éruptions volcaniques et les grizzlis c’est sans pitié (tout en fustigeant d’ailleurs cette forme de bien-pensance écologique qui fait preuve d’une indulgence immodérée envers une nature fantasmée, il ne s’interdit pourtant pas de glisser quelques discrets appels du pied en direction du camp progressiste, le seul auquel il conviendrait apparemment d’appartenir : voilà qui est bien consensuel pour qui croit écrire un décapant brûlot). On voit bien enfin qu’il prétend à une sorte de panthéisme transhumaniste où vivraient en parfaite symbiose les amibes et les cyborgs (ceux de de Donna Haraway), mettant toutes les espèces possibles dans le même sac et sur un pied d’égalité (en quoi il est pourtant contredit à mon avis par l’un des auteurs auquel il revient le plus souvent, Richard Dawkins qui, dans Le Gène égoïste, présente par analogie la culture humaine comme un processus évolutif émancipé de l’évolution génique, quoique émergeant de celle-ci) ; à cette fin il introduit la notion de « maillage » qui me paraît fort ressembler aux rhizomes de Deleuze et Guattari (pourtant le mot lui-même n’apparaît pas, bien que Deleuze soit incidemment cité une fois ou deux), et lui sert à réaffirmer que tout est dans tout, la Terre et ses soi-disant occupants et jusqu’à leurs terrifiantes technologies ne constituant en somme qu’un seul et même vibrant organisme, régi par des effets papillon en cascade. En conséquence, ou en prémisse je ne saurais dire, de quoi l’individu n’existe pas — nous voilà bien attrapés —, si ce n’est comme illusion à surmonter (on bâille un peu, on s’accroche, mais on ne saura jamais, nous pauvres mortels, comment la dépasser), assène-t-il un tantinet péremptoirement, s’autorisant cette fois des travaux du philosophe Derek Parfit, vers un article duquel il renvoie, dont je n’ai lu en ligne que la moitié car il est long comme un livre, mais qui m’a beaucoup amusé, puisqu’il s’agit d’une tortueuse tentative de démontrer, dans la plus tatillonne et scolastique tradition de la philosophie analytique, expériences de pensée aberrantes à l’appui (du type : s’il ne me reste qu’un hémisphère du cerveau, et qu’il est transplanté dans le crâne vide d’un autre organisme, cet autre organisme devient-il moi ?), que nous pourrions hypothétiquement nous affranchir du schème de personne, cette vieille idée selon laquelle, pour le dire vite, notre identité est déterminée, et qui a pour conséquence fâcheuse d’impliquer l’existence substantielle de quelque chose comme un ego, une âme ou une conscience…

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À la recherche d'une forme

22 décembre 2023

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Béla ou László

Nouveaux fragments 7

Parmi les textes que je n’écrirai jamais, ou que j’écrirai peut-être un jour, il y a cette étude croisée des romans de László Krasznahorkai et des films qu’ils ont inspirés à son comparse Béla Tarr, étude dont les grandes lignes m’ont traversé l’esprit tandis que je visionnais la première partie de Sátántangó, adaptation fleuve par le second de l’œuvre du premier (à laquelle celui-ci a collaboré, en en écrivant le scénario, de même qu’il l’a fait pour Les Harmonies Werckmeister, tirées de sa Mélancolie de la résistance, ou Le Cheval de Turin, qui cette fois ne procédait d’aucun livre). Les idées que je formais alors me semblaient prometteuses, mieux encore, fulgurantes, mais tout écrivain honnête sait la difficulté de franchir la distance qu’il y a de la pensée (euphorique) à la page (laborieuse), et nombre de ces idées, faute d’avoir été mises encore fumantes à exécution, se sont évanouies depuis, ensevelies par l’incessant ronron du flux de conscience que happent mille autres préoccupations. Celle qui me reste, et que peut-être je restituerai trop pauvrement, la livrant sans pouvoir me replonger patiemment dans les textes et les films, est relative au fossé formel qui, à première vue, sépare les manières des deux hommes (et, partant, des deux arts) : autant est profuse l’écriture romanesque de Krasznahorkai, bien que généralement charpentée par une mince trame narrative et de vaporeux événements, autant elle s’écoule comme le torrent (comme peut être torrentiel, j’y reviens, le flux de conscience) dont monte petit à petit la crue jusqu’à son inéluctable débordement ; autant la mise en scène de Tarr est sèche, stationnaire (quoique n’interdisant pas le mouvement, tant qu’il ne fait que se répéter, infini prisonnier d’une boucle), où s’étire jusqu’à craquer la contemplation dans la durée. Ce sont deux rythmes sans rapport, sans commune mesure — on ne pourrait plaquer l’un sur l’autre — et pourtant ce mystère, le miracle qui opère : nul ne mettrait mieux que Tarr les mots de Krasznahorkai en images, alors même que, lisant ce dernier, on ne se représenterait jamais ce qu’y trouve à figurer le premier. Les styles radicalement divergent, mais l’effet produit, chacun y appropriant les ressources propres à son vecteur, converge : hypnotique et lancinant.   

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À la recherche d'une forme

19 décembre 2023

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N’est-ce pas de la dernière mesquinerie ?

Nouveaux fragments 6

N’est-ce pas de la dernière mesquinerie, pensai-je, de la part de tant d’écrivains pondant-roman-tous-les-deux-ans sans faillir, avec large pignon sur rue, qu’ils ne se donnent jamais à lire en ligne, hors du cadre balisé dudit roman, vouant ainsi leur œuvre aux jalousies exclusives du protocole commercial qui seul serait digne, semble-t-il donc, de leurs inspirations sublimes ? C’est-à-dire : peut-on encore, à notre époque, être écrivain et n’avoir aucune expérimentation gratuite à faire valoir, aucune envie ni aucun besoin de jouer la diffusion directe et désintéressée, officieuse et confidentielle, via le médium par excellence de la mise à disposition instantanée ?

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À la recherche d'une forme

13 décembre 2023

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La poursuite de l’objectif

Nouveaux fragments 5

Je fais souvent ce type de rêve, sans doute classique et confinant parfois au cauchemar, dont je n’irai pas vous narrer par le menu les manifestations circonstanciées — les récits de rêve me barbent (ce qui ne m’empêche pas de fréquenter assidûment une littérature qu’on pourrait dire onirique), je ne vais donc pas en infliger à mes trop rares lecteurs — mais que je pourrais caractériser de la manière suivante : la poursuite de l’objectif qui sans cesse se dérobe à moi. Un but m’est fixé, qui me semble aisément atteignable autant qu’éminemment désirable, et je m’y emploie gaiement, sûr de mon fait. Chemin faisant survient pourtant une difficulté imprévisible qui non seulement m’en éloigne, mais devient vite insurmontable. Je m’embourbe même si bien, mon plan tout d’abord infaillible devient à ce point intenable qu’insensiblement, un but secondaire, d’ambition moindre, se substitue au premier, perdu de vue celui-ci tant il m’est devenu hors de portée ; mais patatras, surgit alors une contrariété nouvelle, une contrariété au carré qui anéantit mon dessein déjà revu à la baisse, et ainsi de suite, jusqu’à ce que ces échecs en cascade et ma labyrinthique errance, m’acculant à une position désespérée, ne finissent par me réveiller. (Peu porté sur la psychologie des profondeurs, je n’ai pas cherché loin l’interprétation qui m’a paru évidente, et qui de fait l’est sans doute un peu trop : on me met des bâtons dans les roues qui m’empêchent d’arriver là où je voudrais être, la voilà la vérité ; mais ma compagne, plus versée en ces matières, a émis l’hypothèse que mon but lui-même m’était peut-être inconnu, et que c’était lui que je cherchais à débusquer en mes propres tréfonds, selon quoi j’étais encore moins avancé que je ne le pensais dans ma quête…)

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À la recherche d'une forme

9 décembre 2023

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Peser dans le game

Nouveaux fragments 4

Je crois mériter mieux au travail aussi, et bien que je me foute à peu près complètement de ma « carrière » — je suis cadre comme d’autres sont ouvriers spécialisés, déterminisme et nécessité faisant loi — celle-ci occupe, que je le veuille ou non, une part considérable de mon temps ; et alors, petit prestataire (et que serais-je d’autre que prestataire, c’est-à-dire intermédiaire, simple moyen, puisque, indifférent au business, je me désintéresse absolument des fins ?) croupissant au service des lâches, des arrivistes, des cupides, des incompétents, de ces maudits épiciers bornés que sont les clients, pire engeance qu’ait enfantée le capitalisme — un jour peut-être leur dédierai-je enfin le pamphlet que je leur réserve depuis longtemps, et faites-moi confiance il sera d’une rare violence ! — je ne peux m’empêcher de penser parfois que je pourrais la réussir malgré tout, tant qu’à faire, cette carrière, peser dans le game, devenir manager d’une licorne, quoi que cela puisse bien vouloir dire, siéger au comité exécutif d’un grand groupe, décrocher la timbale et des primes mirobolantes, la grosse bagnole, la grande maison en banlieue ouest ou le loft à Montreuil, et pourquoi pas même la résidence secondaire, toutes choses auxquelles après tout sur le papier mon cursus devrait me faire prétendre, ce succès sans frein dont j’ai maints exemples parmi mes anciens camarades de promo ; j’y pense sans y croire car la gnaque qu’il y faudrait me fait défaut : à quoi bon deviendrais-je ce qui tant m’ennuie et me répugne ? C’est qu’on y perd son âme, et je tiens encore un peu à la mienne.

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À la recherche d'une forme

7 décembre 2023

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Tant d’idées qui s’effilochent

Nouveaux fragments 3

Tant d’idées, tant d’envies d’écrire me viennent qui s’effilochent ensuite à mesure que le temps passe sans que je puisse trouver l’espace, ni l’énergie qui m’est impitoyablement aspirée par le monde, pour leur donner corps. Plus jeune, je me souviens, je mettais un point d’honneur à mener à leur terme toutes mes idées, c’est dans mon caractère d’achever tout ce que je commence (ainsi ne me suis-je autorisé que tardivement à ne pas lire en entier tous les livres…), au forceps s’il le faut pour le meilleur et pour le pire, mais autant à l’époque j’aurais peut-être parfois dû m’abstenir de faire feu de toute inspiration — au fond qui sait, puisqu’alors personne non plus ne me lisait ? —, autant j’aimerais aujourd’hui pouvoir allumer plus souvent la mèche… Vampirisé par tant d’obligations, j’erre souvent sans but sur Internet plutôt que de me mettre au travail, le soir après vingt et une heures, une fois conclu le marathon du jour, enfin rendu certes à moi-même, mais sans force ni l’horizon dégagé que requiert l’immersion littéraire.

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À la recherche d'une forme

2 décembre 2023

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Qui le dira, si ce n’est moi ?

Nouveaux fragments 2

J’étouffe de patauger dans la médiocrité, oui, et je crois mériter mieux. Mieux pour ma vocation littéraire, mort-née depuis près de vingt ans que j’écris, non pas morte pour moi qui la maintiens vive en mon royaume, qui la poursuis de mon obsession pugnace — quand des amis me demandent de loin en loin si j’écris toujours, je leur réponds toujours : « jusqu’à ce que mort s’ensuive » — mais mort-née du côté du public, parce que l’infâme et moutonnier sérail ne m’a jamais donné ma chance, que je ne jouis pas de la moindre reconnaissance — je dirais même : existence —, et parce que je sais pourtant valoir tellement mieux — au diable la modestie : qui le dira, si ce n’est moi ? — mais quelle chance a-t-on dans cette vie de vraiment trouver la place qui de droit pourtant nous revient ? Il doit même y avoir quelque part quelqu’un qui, la mienne, me l’a volée : qu’on me désigne l’usurpateur ! Je ne demande pourtant pas grand-chose, ni prix ni postérité garantie, seulement le loisir d’écrire mes livres, et une tribune pour les faire lire.

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À la recherche d'une forme

27 novembre 2023

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La voilà la vérité

Nouveaux fragments 1

« La voilà la vérité, j’étouffe de patauger dans la médiocrité ! » C’est en me répétant cette phrase que je me rendais l’autre matin à la station Corentin Celton, après avoir déposé mon fils aîné à l’école, ce qui me contraint à faire plusieurs fois par semaine un long détour à pied, traversant le parc Frédéric Pic puis longeant l’enceinte du parc du lycée Michelet, détour auquel je ne renoncerais pour rien au monde (enfin, j’exagère à peine, je dois bien pouvoir trouver quelque chose…), du fait du répit solitaire qu’il m’offre, si éphémère soit-il. Nos jambes et nos pieds sont là pour servir, bien qu’on s’ingénie à toujours plus nous les atrophier. Coïncidence étonnante, comme je l’ai alors consigné sur Twitter : tandis que la phrase me tournait dans la tête, j’ai entendu un type sous un abribus s’exclamer « Voilà la vérité ! » au téléphone, juste au moment où je passais à son niveau.

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À la recherche d'une forme

24 novembre 2023

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Rapport du Haut-Jura : 15 août à Lamoura

15/08/23

Nous partîmes de bon matin (ou à onze heures) pour une petite virée pédestre au lac de Lamoura, démarrant par le bien nommé sentier des amoureux qui sans doute dans l’imaginaire populaire s’en vont la nuit tombée par le petit bosquet qui les met à l’abri des regards indiscrets pour aboutir à la rive du lac au clair de Lune, dans le doux écrin de l’ombre des collines, lieu propice s’il en est à se conter fleurette et plus si affinités ; nous partîmes avec entrain donc, roulant rallye par les lacets qui serpentent aigu dès la sortie du camping en direction des plateaux du Haut Jura,

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À la recherche d'une forme

9 septembre 2023

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Rapport du Haut-Jura : le sac à dos du fils

14/08/2023

C’est un sac à dos d’aventurier truffé d’un matériel dont il ne fait pas un usage très clair, mais pas moins indispensable pour autant : corde, boussole, sifflet, couteau suisse, lampe de poche, jumelles. Par exemple, plutôt que d’allumer sa propre lampe, il préférera recourir à celle de sa mère — frontale qui plus est ! —, pour ne pas user inconsidérément les piles de la sienne.

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À la recherche d'une forme

6 septembre 2023

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